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lui assura avec des rires moqueurs et des cris de joie que l’heure de le conduire à la frontière de son pays était arrivée.

Le cortége prit la direction de la Sègre. En arrivant au pont de la Espia, on aperçut un groupe d’hommes embusqués, composé de quelques soldats du bataillon no 4 (prince des Asturies), du commandant de ce bataillon, don Antonio Pons, frère du fameux Pep-al-Oli[1], du général carliste don Bartholome Porredon[2], mieux connu sous le surnom de Ros-de-Eroles[3], et de don Mariano Orteu, aide-de-camp du comte. Quand il fut entouré de cette nouvelle bande d’assassins, le comte aperçut au milieu d’eux son aide-de-camp Orteu, et en le reconnaissant il s’écria : Mariano ! Ce fut sa dernière parole. Orteu répondit en lui déchargeant sur la poitrine son pistolet à bout portant, et, à ce signal, Ros-de-Eroles, Pons et les autres le criblèrent de coups de poignards. Au moment où il tombait de sa mule, le chef de la garde de la junte, don Francisco Llabot, lui enfonça son couteau dans la nuque.

Les volontaires du 4e bataillon s’étaient pourvus de cordes ; on en ceignit le corps en lui liant sur la poitrine une énorme pierre, et on le jeta encore palpitant dans le fond du torrent de la Sègre… Les meurtriers espéraient effacer ainsi jusqu’à la dernière trace de ce crime qui devait rester enveloppé d’un éternel mystère. La Providence ne le permit pas. Soit que la corde se fût rompue en frottant dans la rivière contre quelque rocher saillant, soit que la pierre se fût détachée en tombant ou qu’elle eut été dégagée par l’impétuosité du courant, il est certain que le cadavre remonta sur l’eau et fut porté la même nuit par le courant jusqu’à un amas de sable formé par la Sègre, près de Coll-de-Nargò. Les habitans du pays le trouvèrent

  1. Don Miguel Pons, dit Bep-al-Oli (mot à mot Joseph à l’huile), avait pris part au soulèvement carliste de la principauté de Catalogne en 1827. Arrêté par ordre du comte d’Espagne, il fut condamné aux présides d’Afrique. Le comte, l’ayant trouvé dans la faction lorsqu’il vint en prendre le commandement, commit l’erreur de croire qu’il éteindrait son ressentiment en le nommant colonel. Bep-al-Oli fut nommé brigadier et chef d’état-major-général de l’armée.
  2. Don Antonio Pons, frère du précédent, fut aussi envoyé aux présides d’Afrique pour avoir coopéré à l’insurrection carliste de 1827.
  3. Don Bartholome Porredon, dit Ros-de-Eroles (mot à mot : le Roux d’Eroles, du nom de son village), avait trempé dans la même conspiration et avait eu le même sort que les autres. Quand le comte arriva en Catalogne, il le trouva avec le grade de général commandant la première division, commandement qu’il lui ôta bientôt après, pour le confier à Perez de Avila. Il envoya Ros-de-Eroles à Orgaña, avec l’emploi insignifiant de commandant militaire de ce district. Ros-de-Eroles est un homme cruel, sans éducation, et d’une naissance tellement humble, que jusqu’à la guerre civile de 1820 à 1823 il a fait le service de garçon d’écurie dans une auberge des montagnes de la Cerdagne.