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dans mes études un calme qui vous manque. Vous ne soupçonnez pas tout ce qu’une manie a de précieux, docteur ; elle occupe comme une passion, et n’a aucun de ses tourmens. Croyez-moi, puisque la vie n’est après tout qu’une voiture mal suspendue qui nous conduit à la mort, les sages sont ceux qui baissent les stores sans songer au but ni aux cahots.

— Ni à se procurer des souliers, continua Launay, en jetant un regard oblique sur les chaussures de notre capitaine.

Celui-ci sourit sans répondre, et nous salua de la main.

— À demain donc, citoyen, sur la place d’armes, dit-il.

Je m’inclinai en promettant d’être exact, et il partit. Launay le regarda s’en aller, les bras croisés ; puis, haussant les épaules :

— Encore un pauvre diable né pour servir quarante ans son pays, et pour mourir dans un coin avec des culottes percées ! murmura-t-il. Vois-tu, Baptiste, les gens simples et dévoués sont les bêtes de somme de la société ; tant qu’ils marchent, on les charge, et quand ils tombent, on les écorche. Il n’y a que deux moyens sûrs pour faire son chemin ici-bas : être inutile ou être méchant ; les puissans sont ceux qui savent être l’un et l’autre.

Le rappel me réveilla le lendemain, et je me hâtai de me rendre à la place d’armes, mon fusil de chasse en bandoulière. J’y trouvai le capitaine à la tête de sa compagnie et dans le même costume que la veille. Les cent cinquante grenadiers de l’Hérault qu’il commandait n’avaient conservé, comme lui, que quelques parties dépareillées de leur uniforme. La plupart étaient coiffés de chapeaux de paille relevés à la grenadière, vêtus de redingotes de toile à paremens bleus, et chaussés de lambeaux de feutre ou de semelles ficelées, jouant le cothurne antique. À les voir ainsi armés d’une carabine noircie, de sabres inégaux et de pistolets passés à une ceinture de corde, on eût dit une troupe de bandits. Toutefois la fermeté régulière de leur marche, l’ensemble des mouvemens et je ne sais quelle visible habitude d’obéissance faisaient encore reconnaître le soldat, non celui que nous voyons aujourd’hui, coquet, bien nourri et les mains gantées, mais le soldat d’alors, tanné par le soleil ou la brise, la barbe hérissée, toujours affamé, noir de poudre, et combattant avec l’acharnement des dieux d’Homère pour un mot magique qu’il ne comprenait pas. À la suite des grenadiers marchait une troupe de volontaires armés de fléaux et de faucilles : c’était la compagnie des moissonneurs, formée d’après un décret de la convention pour couper et battre le blé des pays conquis.