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BROUSSAIS.

substituant quelquefois les conjectures aux observations et l’argumentation à la certitude, il l’avait fait à la manière des grands novateurs, dont les erreurs ne sont jamais que l’exagération d’une vérité. Malheur, du reste, aux siècles, aux nations, aux hommes qui ne se trompent pas ainsi ! Ils sont frappés de stérilité, et ils manquent d’idées de peur d’avoir des systèmes. Le genre humain ne vit que de systèmes. Il croit toujours plus qu’il ne sait, et il n’avance qu’en consentant à s’égarer. S’il ne cherchait pas la vérité avec hardiesse, s’il ne croyait pas l’avoir atteinte toutes les fois qu’il l’a entrevue, s’il ne s’efforçait pas de l’enfermer dans ces classifications imparfaites que nous appelons sciences, s’il ne soumettait pas les procédés et les créations de la nature à des formes qu’il est de temps en temps obligé d’élargir et de refaire, il ne trouverait que confusion dans l’univers où l’esprit incertain et accablé se perdrait au milieu d’une immensité de faits sans ordre et d’opérations sans loi.

M. Broussais fut conduit, par la marche de ses travaux, à rattacher l’homme moral à l’homme physique. De médecin, il devint philosophe. Il appliqua sa théorie physiologique aux actes intellectuels, et publia son ouvrage de l’Irritation et de la Folie. Son but avoué en composant cet écrit, qui excita beaucoup d’émotion parmi les philosophes et les médecins, et sembla destiné à les mettre aux prises, fut de rendre la philosophie dépendante de la physiologie. Il parut comme un conquérant et en armes sur les paisibles domaines de l’intelligence, qui changeaient souvent de maîtres, et dont les possesseurs n’étaient plus les disciples de Locke et de Condillac. Ceux-ci auraient pu trouver grace devant M. Broussais. Il y avait entre eux et lui d’assez grandes conformités d’opinion sur l’entendement humain, qu’aucun d’eux ne séparait des sens, et que plusieurs plaçaient dans la matière même. D’ailleurs M. Broussais restait fidèle à leur école, qui avait rendu de si grands services aux sciences naturelles en leur recommandant l’observation des faits, l’emploi d’une analyse sévère, et l’adoption d’une langue exacte. Mais ils avaient été remplacés dans la direction des esprits par les savans et brillans introducteurs des théories psychologiques et idéalistes récemment professées en Écosse et en Allemagne. M. Broussais regardait ces derniers, auxquels il donnait le nom de kanto-platoniciens, comme des usurpateurs étrangers. Ils avaient fondé en France une école décidément spiritualiste, dont il repoussait la doctrine, et dont il n’aimait pas le succès. Cette école, moins dogmatique qu’historique, douée de plus de discernement que d’invention, proclamait son éclectisme, et met-