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deux religions, c’est de ce chaos social qu’est sortie l’organisation des castes de la Haute-Asie en sorte que l’épopée est ici le commentaire de la législation et que la tradition poétique tient la place de l’histoire. À ce fond du sujet se rattachent, comme autant de rameaux au tronc, plusieurs scènes qui peignent, sous ses aspects divers, la société asiatique, le roi dans son palais, le brahmane dans son ermitage, le héros sur sa litière embaumée, les cérémonies du culte, les bûchers des funérailles, les prêtres errans sur des chars doux comme la pensée, les armées précédées de troupeaux d’éléphans enivrés, les bayadères, les forêts retentissantes de l’écho des hymnes et des prières liturgiques, les cités semblables à des lacs féconds en perles, les solitudes, les fleuves, les mers, tout le tableau de la nature des Grandes-Indes, tel qu’il est encore malgré les révolutions des temps. Il est surtout impossible de ne pas remarquer une sorte de chevalerie, des chartreuses païennes, des anachorètes plongés dans la macération, des pèlerinages, et dans le dogme une trinité divine. Ne semble-t-il pas que cette société soit l’image anticipée de la société féodale, représentée dans les poèmes de chevalerie d’Arthus et de la Table Ronde ? L’analogie serait complète, si l’on oubliait cette unique différence : d’une part, en Orient, le panthéisme, le dieu confondu avec la création ; de l’autre, en Occident, la personnalité de Dieu distincte de l’univers. Voilà par quel abîme ces deux mondes sont séparés. Cet abîme est plus profond que l’océan qui les divise.

Après cet aperçu général, je cherche les rapports de l’épopée indienne avec la religion, et je ne tarde pas à découvrir un fait si extraordinaire, qu’aucune autre littérature n’en présente de semblable. N’est-il pas étrange de penser que tous les héros de ces poèmes sont des dieux incarnés, qui ont consenti à revêtir les formes et les douleurs de l’humanité ? Rien pourtant n’est plus vrai. Encore faut-il ajouter que ce ne sont point, comme dans Homère, des dieux qui, n’empruntant de l’homme rien que sa beauté et sa sensualité, gardent, au sein de ce changement, la félicité inaliénable de l’Olympe. Non ; la figure humaine n’est pas seulement un masque pour les divinités des Grandes-Indes, c’est une incarnation dans le sens le plus réel, et, pour tout dire, le plus chrétien. Pour relever l’univers de sa chute, le dieu fait homme souffre, gémit, pleure, combat, accepte toutes les conditions de la vie humaine, jusqu’à la mort même ; aussi Rama n’est-il rien que le dieu Wischnou, qui a