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patriarches sont des émirs doués d’une sorte d’immortalité terrestre. En Italie, l’histoire de Rome est ouverte comme un large sillon, par Évandre, laboureur et pasteur ; dans l’Inde, les premiers rois sont des figures ascétiques qui, après avoir évoqué, du fond des forêts, par une contemplation muette, les premières formes de la société civile, conservent leurs empires par la puissance seule de la méditation ; et c’est une des grandeurs de cette poésie de faire dépendre ainsi du recueillement d’un esprit les révolutions du monde. Cependant, après ces extases séculaires, ne vous étonnez pas s’il reste peu de place pour l’action, et n’allez pas chercher la fougue de l’Iliade dans ces épopées de la solitude.

Au-dessus du roi est le prêtre. Il vit retiré, tantôt, comme un anachorète, dans un ermitage au fond d’un bois sacré, tantôt dans la cellule d’un monastère semblable à ceux du catholicisme ; à chaque occasion importante, le roi va le visiter, se prosterne à ses pieds et lui demande conseil. Au souffle de ses lèvres, les mers sont agitées, les vents s’arrêtent, les extrémités de l’univers tombent dans la confusion ; le soleil est éclipsé par la splendeur de son esprit. La nature tout entière s’effraie de ses austérités. Les dieux eux-mêmes ont peur du prêtre qui s’élève au-dessus d’eux par la vertu. Les créatures s’écrient : Ô Brahma, si ce sage continue ses macérations, rien ne peut empêcher que l’humanité ne devienne athée. Jamais, dans ses légendes les plus hardies, le christianisme n’a attribué tant de puissance à ses ermites que l’Inde à ses brahmanes. Ils traversent le monde en achevant leur prière. Le feu de leur colère ressemble à celui des sacrifices, et ils règnent en souverains dans le poème aussi bien que dans la nature et la cité.

Le héros surtout leur est aveuglément soumis. Instruit par le prêtre dans les livres sacrés, il est son élève, son instrument. Il rappelle le pieux Énée, non pas l’Achille grec, car il tient moins de la caste guerrière que de la caste sacerdotale. Il a les épaules du lion, les yeux couleur de la fleur du lotus. Par sa pâleur il ressemble au lis des eaux, et son haleine est embaumée comme l’haleine de la nymphea. Avant de commencer le combat, il accomplit ses dévotions matinales. Il se prépare aux batailles par l’abstinence, et, revenu de la mêlée, il rafraîchit encore son ame par la puissance des saintes austérités. Souvent il se couvre du cilice des religieux. Douceur, componction, obéissance, scrupule, ce sont là les vertus de ce héros sacerdotal. Au milieu des guerriers, il ressemble à un feu de sacrifice entouré par les prêtres. Tous ses devoirs sont résumés dans ces paroles que Rama