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en présence des jeunes princes et d’une grande assemblée de peuple. Il est important de voir comment cette situation tout homérique a été traitée par le poète indien.

« Le vertueux brahmane, s’adressant alors avec joie à Rama, lui dit : Ô toi dont le bras est puissant, prends cet arc divin, incomparable, essaie ta force naissante. À ces paroles du sage, Rama répondit : Je banderai cet arc céleste, et, lançant la flèche au but, je montrerai ma force. — C’est bien, reprirent le roi et le prêtre. Alors Rama banda rapidement l’arc d’une seule main. Cependant la multitude assemblée le regardait ; puis, en souriant, il se prépara à décocher un trait. Mais, par la force de Rama, l’arc bandé se brisa au milieu. Le son sourd ressembla à l’écroulement d’une montagne, ou au rugissement du boa sur les sommets des monts de Sukra. Ébranlés par le bruit, tous furent renversés contre terre, hormis le prêtre, le roi et les deux descendans de la race des Rughous. »

Il est impossible de ne pas penser ici à l’arc d’Ulysse. Sauf l’hyperbole de la fin, on dirait une page d’Homère tombée sur l’Indus de la cassette embaumée d’Alexandre.

Après une suite de combats, dans lesquels le sacerdoce intervient toujours, le glorieux Rama est exilé dans le fond d’une forêt par l’ordre de son père qu’ont abusé de faux soupçons ; ce vieux roi ne tarde pas à se repentir de son injustice, et c’est une des parties les plus belles de ce poème que l’épisode où le monarque, à la barbe séculaire, se livre à une douleur sans bornes. Cette figure, jusque-là insensible et muette, s’éveille ainsi au sentiment de la vie réelle par celui du désespoir. Ce roi, qui devait se croire immortel, se sent faillir à la première atteinte de la douleur. Cette scène est trop grande pour que je n’en cite pas quelques traits. Le poète montre d’abord le changement survenu dans cette même ville qu’il avait dépeinte comme le séjour de la félicité permanente ; depuis qu’elle est privée de son héros, elle est semblable à la mer qui retombe dans le silence quand les vents ont cessé de souffler, ou à un autel dépouillé quand le sacrifice est achevé ; puis il porte la scène dans l’intérieur du palais

« Obligé d’entendre la plainte de la mère de Rama, le roi fut rempli d’angoisse. À la fin, transpercé par l’aiguillon des regrets et fermant ses yeux, il s’évanouit sur sa couche. Après quelque temps, ayant recouvré ses sens, puis voyant la reine près de lui, il lui adressa ces paroles : Ô reine, je demande l’oubli à mains jointes ; par l’amour de ton fils, n’ajoute pas le poison à mes blessures brûlantes. Mon cœur est ulcéré, et tes paroles sont pour moi aussi terribles que les