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d’Ève dans le Paradis perdu, ou encore aux rêveries de Tristan et d’Yseult dans les vieux poètes féodaux, surtout dans la rédaction allemande de Gottfried de Strasbourg. Il y a même des expressions qui semblent empruntées toutes vives de Werther, d’Atala et du Génie du Christianisme. Une seule chose distingue cette antique poésie asiatique de la poésie moderne de l’Occident, c’est que l’amour humain y est comme enseveli dans l’amour de la nature. Au sein de la solitude, Mithilé, la compagne du héros, n’est qu’un des ornemens du spectacle de la création. Ce n’est pas elle qui y donne seule l’ame et la vie, car elle n’est pas comme Julie, Atala, Virginie, la pensée, le parfum caché en toutes choses ; elle n’est qu’une fleur de plus dans la forêt sacrée. D’ailleurs, au moment même où le héros se livre à l’impression de la nature, il la combat par ses austérités ; le Werther indien vit sous le cilice. Mais c’est précisément cette volupté mêlée d’ascétisme, sous le ciel des tropiques, qui fait de Rama le représentant fidèle du génie des races hindostanes. Rama, vêtu de l’habit de pèlerin, refuse l’empire. Il se retire en quelque sorte du poème, pour vivre de la contemplation inarticulée des flots, des bois, des monts. De la même manière le peuple indien s’est retiré de l’histoire et du monde réel, afin de vivre plongé dans le ravissement de la nature. Lui aussi a refusé l’empire de l’Asie, qui lui offrait son diadème. Au lieu de s’abandonner au génie de l’action et des conquêtes, ainsi que tous les peuples voisins, il a mieux aimé, au fond de ses forêts immaculées, s’enivrer d’extases, de parfums, de silence. Plus d’une fois, et toujours vainement, l’histoire l’a provoqué à sortir de sa vallée. Il a continué de vivre avec l’enchanteresse, sans vouloir quitter ses ombrages pacifiques ; le monde entier a passé devant lui, et toutes les races humaines l’ont visité à leur tour, sans que rien ait jamais pu l’arracher à son extase.

L’ascétisme a été le principe de la poésie de l’Inde et de l’Occident au moyen-âge, parce qu’il a été dans ces deux sociétés un principe de civilisation. L’humanité, à sa naissance, enlacée de toutes parts dans les liens de la nature extérieure, ne peut lui échapper qu’en la niant. C’est là un effort nécessaire de la liberté morale pour résister à la tyrannie de l’univers tout entier. Aussi les héros de la Haute-Asie, au milieu de leurs vallées enchantées et de toutes les amorces des sens, sont des ascètes qui combattent intérieurement contre le despotisme des choses extérieures. C’est dans leur ame que l’épopée place avec raison ses plus merveilleuses batailles. Ce sont eux qui fondent réellement, avec le règne intime de l’ame et de la liberté