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POÈTES ÉPIQUES.

Sous les lianes des tropiques, le scepticisme ne parle-t-il pas ici la langue de Voltaire ? L’étonnement, la colère de ce jeune éléphant furieux, blessé par l’éternel serpent, c’est le seul trait qui nous rejette dans une société antique. La société indienne n’est point encore familiarisée avec le doute. Elle regimbe violemment contre l’aiguillon. Mais, quoi qu’elle fasse, le venin est entré au cœur de sa poésie ; il n’en sortira plus. Étrange début pour un peuple, que le blasphème mêlé à l’hymne encore vibrant de la création et le scepticisme au sortir du chaos ! Cet épisode est le livre de Job de la Bible indienne.

S’il est vrai cependant que la force virile consiste à se contenir, se limiter, se maîtriser soi-même, une secrète faiblesse est cachée sous la puissance monstrueuse des poètes du Gange, et c’est là pour eux le signe de l’enfance. Comme ces jeunes éléphans enivrés dont l’image leur est si familière, ils traversent en se jouant, dans leurs sujets, les forêts impénétrables, la création tout entière, et souvent une liane suffit pour les embarrasser et les arrêter. Ils sont possédés de leur sujet bien plus qu’ils ne le possèdent ; errant à travers l’immensité, toujours un épisode peut s’ajouter à l’épisode qui précède ; il n’est aucune raison tirée de la nature des choses pour poser un terme à leurs compositions. Le dénouement n’en est vraiment possible que dans l’éternité. À l’égard de leur style, il est ce que l’action est elle-même, aussi riche en rubis, en topazes, en pierreries, aussi plantureux que les flancs sacrés de l’Himalaya, par où ils diffèrent surtout de nos poèmes catholiques du moyen-âge, dans lesquels l’expression indigente ne suit l’action qu’à grand’peine, ainsi qu’un serf suivait à pied son seigneur emporté par un cheval caparaçonné. Accoutumés au demi-jour de nos contrées, nous sommes facilement éblouis de ces trésors prodigués de la parole orientale. S’il était vrai pourtant que l’art dût être seulement une imitation de la nature, ce style remplirait toutes les conditions de la perfection, puisqu’il est évidemment le reflet du luxe de la création sous le ciel de la Haute-Asie. Que peut-il donc y manquer ? Un choix fait par l’homme entre les objets qu’il rencontre. Il n’est pas rare de trouver dans ces poèmes, pour un seul objet, jusqu’à cinquante comparaisons accumulées qui écrasent la vie sous le fardeau de l’image. L’homme est comme détrôné par la nature, et sa pensée tarie ou éclipsée par les rayons de ce soleil trop puissant, œil de Brahma, qui dévore ce qu’il contemple. L’expression, cependant, est quelquefois simple, nue, soudaine. Ce contraste vous saisit ; vous erriez depuis plusieurs jours au hasard dans une forêt inhabitée ; ses profondeurs ne réson-