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CABRERA.

laires. Ce n’est point par le nombre, comme on l’a dit, que Pardiñas a été accablé, puisqu’il avait plus de monde que son ennemi ; c’est par un de ces malheureux hasards de la guerre qui tournent quelquefois contre les plus braves.

Cette bataille qu’il avait gagnée presque sans le savoir, mit le comble à la renommée de Cabrera. L’épouvante se répandit jusque dans Sarragosse. À tout moment, on s’attendait à le voir arriver sous les murs de cette ville, dont la population prit les armes. Il ne parut pas. Après quelques tentatives isolées sur Caspe et d’autres petites villes sans importance, il avait repris tranquillement le chemin de ses montagnes, sans s’inquiéter des suites qu’aurait pu avoir sa victoire. Nul doute que s’il s’était présenté après un tel succès sur les derrières de l’armée d’Espartero, il n’eût opéré une diversion puissante ; mais ce n’était pas sa manière. Son unique soin fut de se défaire en détail des prisonniers qu’il avait faits. Les habitans de Sarragosse ayant manifesté leur crainte et leur colère, selon leur habitude, par l’exécution de quelques carlistes enfermés dans le château, Cabrera ordonna par représailles qu’il serait fusillé dix christinos pour un carliste, et les deux partis s’arrangèrent si bien, que, de représailles en représailles, les cinq mille y passèrent presque tous.

Ce moment est l’époque la plus brillante de la vie de Cabrera. De son royaume de Morella, il occupait et tenait en respect un bon tiers de l’Espagne ; son armée était devenue forte de quinze mille hommes de troupes à peu près régulières, dont huit cents chevaux. Il avait quarante pièces de canon, plusieurs forteresses et trois braves lieutenans, Forcadell, Llangostera et Polo. Tout obéissait et tremblait autour de lui. Il ne reconnaissait aucune autorité, pas même celle du roi. Son nom était invoqué avec respect d’un bout de l’Espagne à l’autre, par toute la population carliste ; enfin, il était comte, ce qui devait l’étonner beaucoup lui-même. Cinq ans avaient suffi pour porter à ce haut point de grandeur le pauvre écolier de Tortose.

Jusque-là la fortune avait semblé conduire par la main le jeune aventurier, mais le moment était venu où elle devait renverser cet échafaudage de pouvoir et de renommée encore plus rapidement qu’elle ne l’avait élevé. Quand on vit en présence l’un de l’autre les deux plus grands champions des deux causes qui divisaient l’Espagne, on s’attendit généralement à un choc redoutable. Le duc de la Victoire était commandant général des troupes de la reine ; don Carlos, par un décret daté de Bourges, le 9 janvier 1840, réunit le commandement de l’armée de Catalogne à celui de l’armée d’Aragon, de