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CABRERA.

le délivrer et de rentrer en Espagne avec lui : il s’y est obstinément refusé. Il a dit lui-même que, s’il avait voulu, il aurait pu tenir encore six à sept ans dans les montagnes, mais qu’il avait reculé devant l’idée de sacrifier inutilement ses troupes. D’ailleurs, après avoir formé une armée, il lui répugnait de faire la guerre en partisan. Son armée est entrée en France par colonnes et dans le plus grand ordre ; ces dix mille Aragonais, dont la plupart frémissaient de se rendre ainsi sans combattre, pleins de respect encore pour les derniers ordres de leur chef, se sont laissés désarmer sans résistance par une poignée d’hommes.

Le moment où Cabrera s’est éloigné de la frontière, prisonnier volontaire du gouvernement français, a présenté une scène touchante ; ses soldats couraient en foule au-devant de lui pour le voir encore un moment de plus, agitant leurs bonnets en l’air et criant vive Cabrera ! et ces rudes visages, qui n’avaient jamais pâli dans les plus horribles épisodes de cette guerre, étaient couverts de larmes. Lui-même pleurait en se séparant pour jamais des compagnons de sa puissance. Ainsi a fini la guerre civile espagnole. Avec Cabrera sont entrés Forcadell, Llangostera, Polo, Palillos, Burjo, tous les chefs aragonais. Les Catalans ont essayé de tenir quelque temps encore, et n’ont pas voulu abandonner la partie sans brûler du moins leur dernière amorce ; mais, après quelques jours de lutte, ils ont été forcés de passer la frontière à leur tour. À part quelques bandes éparses, l’est de l’Espagne est maintenant libre de factieux, comme les provinces du nord.

L’étonnement a été grand en France quand on a vu Cabrera. Petit et maigre, avec une barbe très peu fournie, il a l’air d’un jeune homme doux et faible. Ses cheveux sont très noirs et son teint très brun. On dit qu’avant sa maladie, son regard avait un éclat singulier ; aujourd’hui, cet éclat semble s’être affaibli. Il regarde rarement en face son interlocuteur, et jette souvent les yeux autour de lui avec une sorte d’inquiétude. Sa physionomie est intelligente, sans être précisément remarquable ; quand il sourit, son visage prend une expression de finesse naïve qui n’est pas sans grâce. Il est extrêmement simple dans ses manières, même un peu embarrassé. Il paraît souffrant, et n’a plus cette extrême mobilité qui le portait autrefois, dit-on, à changer sans cesse de place. Son attitude, légèrement courbée, semble indiquer que sa poitrine est altérée.

Tel est l’homme à qui le hasard des évènemens a fait une si grande place dans l’histoire de ces dernières années. Nous allons compléter ce portrait par quelques détails sur son caractère.