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L’EUROPE ET LA CHINE.

En vérité, on ne voit pas quel autre objet répondrait complètement à l’attente de grands évènemens qui tient les têtes en ébullition, à l’étendue des forces qui sont là, frémissant de l’impatience d’être mises en œuvre.

Cela peut être traité d’utopie et de rêve. Rêve, soit. Tout songe est un mensonge, mais tout rêve n’est pas songe, et celui-ci n’est pas bâti en l’air, dans les nuages ; il repose sur les traditions du genre humain, sur ses tendances révélées par l’histoire, sur ses besoins présens.

L’Europe ne manquera pas de donneurs d’avis parfaitement intentionnés, pleins de philanthropie et de lumières, qui seront empressés à lui représenter qu’elle a mieux à faire de son temps, de sa peine ainsi que de son sang, car on n’abaissera pas sans un choc sanglant les barrières qui nous séparent des peuples de l’Orient extrême. Ils lui peindront les douceurs d’une vie paisible, honnête et rangée, le calme du mouvement social et les jouissances du bonheur domestique, chez une nation régulièrement ordonnée qui renonce à courir les aventures et à poursuivre au loin des projets ambitieux, pour se vouer au soin de se perfectionner et de se polir. « Chacun chez soi, diront-ils ; concentrons nos efforts sur nous-mêmes ; n’avons-nous pas carrière suffisante entre nos frontières ? quelle ample moisson de bien-être, d’opulence, de gloire peu flamboyante peut-être, mais solide et durable, s’offre sur notre sol, à nos pieds ! Il n’y a qu’à se baisser pour la cueillir : hors de là tout est fumée et déception. » Ils conseilleront aux gouvernemens de se vouer exclusivement à favoriser les entreprises matérielles, à multiplier les travaux publics, à instituer ici des banques, là des écoles ; à encourager l’industrie sous sa triple forme, agricole, manufacturière et commerciale, à organiser le travail afin de donner de la sécurité aux travailleurs et de leur inspirer de la dignité. Ils remontreront qu’à ce prix l’exaltation des populations se tempérerait, l’ordre de plus en plus ébranlé irait se raffermissant, la moralité publique de plus en plus compromise se restaurerait, et que bientôt on verrait se dissiper les nuages qui assombrissent l’horizon européen.

Il y a sur ce thème de bons et utiles enseignemens à adresser à l’Europe ; on ne les lui épargnera pas : elle les trouvera parfaitement judicieux, elle y applaudira ; mais si elle les suit, et j’espère bien qu’elle ne les dédaignera point, ce ne sera qu’à demi. Lorsque Cynéas, beau diseur, profond philosophe et ami sincère, exhorta Pyrrhus à mettre fin à ses courses téméraires et à savourer sans plus de