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WALTER RALEIGH.

amères et des excuses pour Raleigh, nous semble la véritable clé de l’énigme. À couvert sous l’abri de sa prudence, Raleigh n’avait rien écrit, rien livré, rien donné au hasard ; il n’avait point vu l’ambassadeur étranger, il n’avait point reçu chez lui les conspirateurs ; il laissait Cobham marcher seul, et ce dernier, tout enflammé de vagues discours et de provocations indirectes, pouvait se perdre sans ruiner son ami. Raleigh le croyait ; il comptait sur ses habiles précautions. Arrêté, il espéra se tirer d’affaire en dénonçant Cobham. Lâcheté audacieuse qui le perdit. Elle leva les scrupules de Cobham, qui s’écria : « Traître ! infâme ! monstre ! » et le chargea à son tour.

La moralité d’une telle conduite est d’une appréciation facile. Elle imprime à ce nom fameux une flétrissure plus profonde que le crime ou le malheur d’un complot avéré, dont Raleigh eût espéré les bénéfices et couru les chances. Ainsi jugeaient les contemporains et le public. Les Anglais, qui avaient eu tant de pitié d’Essex, ne trouvaient que mépris et haine pour Raleigh. Il pouvait entendre, de sa chambre dans la Tour, les malédictions populaires. Désespéré, il tenta de se suicider, « car je ne pourrais (dit-il dans une magnifique lettre à sa femme) subir les amères railleries de mes ennemis, leur attente féroce, les cruelles paroles des avocats et des juges, les infâmes sarcasmes du vulgaire, tout ce qui fait de moi un spectacle et un jouet d’horreur. » Son ennemi Cecil, qui poursuivait sa mort avec une persévérance froide, vint l’examiner après le suicide ; il le trouva « incapable de soutenir son malheur, protestant de son innocence, insouciant de la vie. » La blessure fut guérie, et on le transféra de la Tour de Londres à Winchester, où il fut jugé. Le carrosse de Raleigh, que l’on avait confié à la garde de sir Robert Mansel, sortait de Londres au milieu des imprécations universelles. « Il est extraordinaire, dit un contemporain, nommé Hicks, dans sa lettre à Shrewsbury, combien cet homme est détesté ; sur toute la route, les passans vomissaient contre lui les paroles les plus amères. J’avoue que s’il me fallait affronter une haine aussi générale, j’aimerais mieux mourir. Pour lui, il disait : C’est de la canaille ; je la méprise et n’y pense pas. »

Voici venir pour Raleigh une nouvelle époque. La marque particulière de cette vie, c’est une parfaite lâcheté dans la bonne fortune et une sublimité inattendue dans l’extrême péril. Ame excessive, qui avait besoin d’une catastrophe pour s’y déployer et y apparaître ; sur les bords de l’Orénoque, à Fayal, à Cadix, dans la poudre et la mêlée, dans le naufrage et la tempête, au milieu de peuples sau-