Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/319

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
315
WALTER RALEIGH.

prononcé la première ce mot terrible : Væ victis ! malheur aux vaincus ! C’est la prédominance du fait sur le droit, l’action absorbant la moralité. Un peuple ainsi convaincu se donne à lui-même une impulsion irrésistible ; mais il se soumet aussi à des conséquences dangereuses : il admet le règne de l’apparence et fait trôner l’illusion. S’il suffit d’être vaincu pour sembler coupable, on est coupable dès qu’on paraît vaincu, victorieux et dominateur dès que l’on s’attribue les semblans du succès ; on succombe à la chimère et l’on triomphe par elle. Cette confusion des réalités et des apparences, des vérités et des mensonges, favorisant le règne de la fraude, de la violence et de l’iniquité, entraîne dans les temps de troubles des crimes effroyables. Elle encourage les dupeurs d’ames et plaît aux escrocs de la gloire. Voilà ce que disait, du temps de Walter Raleigh, un homme de l’esprit le plus pénétrant et le plus hardi, celui que j’ai souvent cité, parce qu’il offre sous son aspect généreux et honorable la contre-partie du caractère mêlé de Raleigh, d’Aubigné, qui enveloppait son attaque d’une allégorie ingénieuse, de peur sans doute de blesser au vif ses contemporains. Le baron de Fœneste[1] n’est autre chose que le baron de l’Apparence. Raleigh, élevé à l’école des Guise et de leurs adversaires, disait lui-même au grand-chancelier : « Le succès n’admet pas de critique. On n’est point pirate quand on prend des millions. C’est le fonds de la moralité de Raleigh.

J’ai dit la dernière scène honteuse du grand drame de Raleigh ; j’ai laissé un chroniqueur vous exposer ce douloureux spectacle, le conquérant de Fayal, le héros de Cadix, descendant à de ridicules farces pour sauver quelques jours d’une vie souvent et noblement exposée. Livré au bourreau par Jacques Ier, qui avait laissé peser sur lui la sentence de mort, et que l’ambassadeur d’Espagne sollicitait avec instance, il se releva tout à coup. Ses derniers jours furent dignes de celui qui avait écrit le vers cornélien :

Who oft doth think, must needs die well.
L’homme qui sait penser ne peut que bien mourir.

Du moment où il se vit captif, il se vit mort, et toute sa fortitude

  1. Roman comique de Th. Agrippa d’Aubigné, dont la pensée philosophique n’a pas été complètement appréciée. Fœneste, c’est l’homme qui paraît, phaïnestai. D’Aubigné, érudit et homme d’esprit, a emprunté au grec, selon l’habitude du XVIe siècle, le nom satirique de son héros. Il oppose au baron de l’Apparence (Fœneste) l’homme des réalités, M. Éné (einai), celui qui est véritablement courageux, noble et fort.