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COLOMBA.

déposa entre les mains du procureur du roi une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le menaçait, lui maire, d’incendie et de mort s’il ne se désistait de ses prétentions. On sait qu’en Corse la protection d’un bandit est très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait parti de cette lettre, lorsqu’un nouvel incident vint compliquer l’affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se plaindre qu’on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait de son influence : « Si je découvre le faussaire, disait-il en terminant sa lettre, je le punirai exemplairement. »

Il était clair qu’Agostini n’avait point écrit la lettre menaçante au maire ; mais les della Rebbia en accusaient les Barricini, et vice versa. De part et d’autre on éclatait en menaces, et la justice ne savait de quel côté trouver les coupables.

Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici les faits tels qu’ils furent établis en justice : Le 2 août 18…, le jour tombant déjà, une femme qui portait du grain à Pietranera entendit deux coups de feu très rapprochés, tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au village, à environ cent cinquante pas de l’endroit où elle se trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait en se baissant dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le village. Cet homme s’arrêta un instant et se retourna ; mais la distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et d’ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes.

La femme Pietri ayant laissé son fardeau, monta le sentier en courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang, percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui était son fusil chargé et armé, comme s’il s’était mis en défense contre une personne qui l’attaquait en face au moment où une autre le frappait par derrière. Il râlait et se débattait contre la mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins expliquèrent par la nature de ses blessures, qui avaient traversé le poumon. Le sang l’étouffait ; il coulait lentement et comme une mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa quelques questions. Elle voyait bien qu’il voulait parler, mais il ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu’il essayait de porter la main à sa poche, elle s’empressa d’en retirer un petit portefeuille qu’elle lui présenta ouvert.