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courbée sous le poids de la souffrance et incapable du moindre effort. Peu à peu, cependant, la mémoire revint, les membres reprirent leurs mouvemens, et comme M. Poisson était naturellement porté à espérer, cette légère amélioration suffit pour lui rendre la sécurité lorsqu’il ne restait plus d’espoir à personne. Dans une conversation qu’il eut avec un de ses amis, le dernier jour du carnaval, il parla avec détail de la maladie à laquelle il croyait avoir échappé, des travaux qu’il avait déjà publiés et de ses projets ultérieurs, et surtout des réflexions qu’il avait faites, lorsque, soudainement frappé de paralysie, il s’était apprêté à la mort. À ce moment suprême, privé de la parole et de presque tous les sens, il s’était, disait-il, replié sur lui-même pour observer avec calme cette suite de phénomènes qui devaient aboutir à la cessation de la vie, et il avait été satisfait de voir que ses principes philosophiques ne cédaient pas aux vaines terreurs qui s’emparent si souvent de l’esprit des moribonds. Dans cette longue conversation, qui dura au moins quatre heures, il traita avec une lucidité d’esprit incomparable, avec aménité, avec gaieté même, les questions les plus ardues de la philosophie et de la science. Il rappela diverses circonstances de sa vie, dont il aimait à raconter les humbles commencemens ; il s’arrêta longuement sur ce qu’il devait à Laplace, à la mémoire duquel il avait voué une espèce de culte. Il s’étendit sur ses amis et nomma tous ceux qui lui avaient donné des marques d’intérêt pendant sa longue maladie ; il parla surtout de sa femme, aux soins infatigables de laquelle il attribuait principalement sa guérison. La conviction qu’il avait d’être sauvé le porta quelques jours après à vouloir exprimer à l’Institut sa reconnaissance envers les médecins qui l’avaient soigné, et comme l’un des secrétaires perpétuels, forcé de répéter des paroles qu’on ne pouvait entendre, n’avait cité que M. Double, qui depuis longues années était lié de l’amitié la plus sincère avec M. Poisson, celui-ci éleva la voix pour nommer aussi M. Sédillot, habile chirurgien, qui n’avait cessé de seconder M. Double. Mais ce furent là ses dernières illusions. L’affaissement total des forces, la perte du sommeil et de l’appétit, des étouffemens continuels, des douleurs insupportables au cœur, vinrent l’avertir bientôt que tout était perdu. Après dix-huit mois de tourmens, on avait lieu de s’étonner qu’il pût résister encore si long-temps ; le malade s’en irritait, il demandait à grands cris une fin prompte à tant de maux. Cependant il ne pouvait s’empêcher de regretter une vie où tout lui souriait, car, entouré de l’estime publique, il avait des amis dévoués, une famille florissante, et