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ouvriers qui allaient la réparer. L’équipage entier, officiers et matelots, s’installa de son mieux à terre, soit dans les cases des naturels, soit dans un campement improvisé. L’initiation de cette colonie française à la vie taïtienne fut des plus faciles et des plus douces. On a vu comment les matelots s’y étaient pris, et quels amis ils avaient trouvés. Les officiers n’eurent pas des rencontres moins heureuses : l’île que Bougainville avait appelée la Nouvelle Cythère ne donna pas de démenti à son nom. Le séjour de Taïti fut une longue suite d’amours volages et sensuels. Pape-Iti ne formait plus qu’un sérail, moins la contrainte. Le soir venu, chaque arbre du rivage abritait un couple passionné, et les eaux de la rivière donnaient asile à un essaim de naïades cuivrées qui venaient s’y jouer avec les élèves de la frégate. Que de liens aussi promptement formés que brusquement rompus ! Que de marchés étranges dans lesquels intervenaient les pères, les frères, les maris, et sur lesquels les missionnaires eux-mêmes prélevaient, sous forme de pénalité, une espèce de dîme ! Les sectes philosophiques qui ont si long-temps poursuivi la découverte de la femme libre, ne s’imaginent pas que Taïti a depuis long-temps réalisé leur idéal, et qu’elle conserve des mœurs à l’unisson de leurs rêves. La réserve et la pudeur y sont des vertus très peu comprises, et il n’est pas un naturel, homme ou femme, dans lequel on ne puisse trouver ou un Proxénète ou une Messaline.

Identifiés à ce point avec la vie locale, on comprend que nos voyageurs purent la saisir sur le fait et en observer les moindres nuances. Aucune des qualités de cet excellent peuple ne leur échappa, et ils s’assurèrent que leurs vices n’étaient ni bien dangereux, ni bien enracinés. Ces femmes, si légères en apparence, se montraient susceptibles de sentimens profonds ; ces hommes qui se résignaient à de singuliers rôles, révélèrent dans plusieurs cas un cœur noblement placé. À côté d’une versatilité sans égale éclatait parfois un dévouement réel. On distinguait, dans cette race, quelque chose de la naïveté de l’enfant qui s’abandonne au mal sans en calculer les conséquences, et qui revient au bien, dès qu’on le remet dans la voie, avec la candeur et la mobilité de son âge. Les missionnaires auraient pu beaucoup sur de pareilles natures, s’ils les avaient comprises. Quand ils arrivèrent à Taïti, c’était encore l’île des plaisirs de Bougainville, l’île des danses gracieuses qui charmèrent Cook lui-même, l’île des amours dans lesquels Wallis joua un rôle personnel et presque royal. Les jeunes filles se couronnaient de roses, et joyeuses s’offraient à tout venant, sans passion comme sans remords. Scandalisés de telles mœurs, les