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L’ARTÉMISE À TAÏTI.

et les égorgeaient ; tantôt les sauvages fondaient à l’improviste sur les blancs et les massacraient. Les femmes se rangeaient d’un parti ou de l’autre ou complotaient de leur côté. Le lieutenant Christian périt dans un guet-apens et avec lui trois de ses compagnons. En 1793, il ne restait plus à Pitcairn que quatre Européens, dix femmes et quelques enfans. D’autres catastrophes enlevèrent encore trois hommes, et, en 1800, on ne comptait dans l’île qu’un Anglais, le nommé Alexandre Smith, qui avait changé son nom en celui de John Adams.

Demeuré seul, John Adams fit un profond retour sur lui-même. Il comprit que le seul moyen d’expier sa vie passée, soit devant les hommes, soit devant Dieu, était dans la conduite qu’il allait tenir vis-à-vis de cette colonie dont il devenait le chef responsable. Une Bible avait été conservée dans l’une des habitations ; il la prit, la médita et en fit la lecture aux enfans. John Adams était une de ces natures droites et simples qui trouvent en elles-mêmes de quoi suffire aux plus vastes devoirs. Sa parole n’était pas celle d’un théologien, mais elle avait une gravité onctueuse, une persuasion tendre, qui étaient irrésistibles. À sa voix, cette colonie changea d’aspect ; elle ne forma plus qu’une famille, régie par la plus douce, par la plus touchante fraternité. John Adams sut même donner à ses pupilles quelques notions sur les arts, sur les mœurs de l’Europe, et les voyageurs, qui plus tard visitèrent Pitcairn, furent frappés du sens moral, de l’esprit net et pénétrant de ces insulaires. Quant à leur bonté, à leur affabilité, elles étaient au-dessus de tout éloge. Jamais de querelles, jamais de voies de fait ; l’ordre et la vertu régnaient dans tous les ménages ; les liaisons irrégulières avaient disparu pour faire place à des unions religieuses, et les mœurs idolâtres s’étaient retirées devant les mœurs chrétiennes.

Cette colonie vit s’écouler huit ans de la sorte, dans le bonheur et dans l’oubli. Aucun navire d’Europe n’était venu troubler la paix de l’établissement. Le Topaz, capitaine Folger, visita le premier Pitcairn, en 1808, et en 1814 deux frégates anglaises, passant devant cette île, se virent abordées par des pirogues d’où, à la grande surprise des marins, on les héla en anglais. L’une d’elles portait le fils du révolté Christian, grand et beau jeune homme, qui monta à bord. On le fit causer, et il s’exprima avec une convenance, une ingénuité, qui charmèrent tout le monde. Les deux commandans se rendirent alors à terre. Adams les attendait sur le rivage, et, dès qu’ils parurent, il