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COLOMBA.

des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère et lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires.

Un matin après déjeuner, Colomba sortit un instant, et au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume. — Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.

— Où veux-tu que je t’accompagne ? dit Orso en lui offrant son bras.

— Je n’ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.

— À la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous ?

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde et sortit suivie de son frère. S’éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien à qui elle fit un signe qu’il semblait bien connaître, car aussitôt il se mit à courir en zig zag, passant dans les vignes, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s’arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s’acquitter parfaitement de ses fonctions d’éclaireur.

— Si Muscheto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.

À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s’arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s’élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet, on voyait percer l’extrémité d’une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage, extrêmement ancien et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passans à jeter une pierre ou un rameau d’arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi long-temps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s’accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l’amas, le mucchio d’un tel.

Colomba s’arrêta devant ce tas de feuillage, et arrachant une