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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

celle d’un jeune négociant anglais, M. Dyce, auquel il m’avait présenté, le plus aimable accueil. Le temps s’écoulait bien vite pour moi ; mais il est vrai que je ne le passais pas dans l’oisiveté. M. La Géronnière avait vu dans mes portefeuilles quelques portraits ; il me pria de faire le sien, qu’il désirait laisser comme un souvenir à une famille qu’il aimait beaucoup. Je réussis assez bien. M. Barrot voulut poser à son tour ; puis M. D… me demanda le portrait d’une jeune fille fort jolie à laquelle il était attaché, puis le sien ; enfin m’arriva une foule d’autres demandes que je ne pouvais refuser, car elles m’étaient adressées par des personnes qui m’avaient comblé de prévenances et d’attentions. Bref, si notre séjour se fût prolongé, j’aurais été bientôt sur les dents. Cependant je trouvai le temps de prendre quelques vues de la rivière, et de faire, pour le conserver, le portrait d’un beau Tagal qui était portier chez M. Barrot. Je fis aussi celui d’un petit Negrito, que M. La Géronnière me donna le moyen de voir.

Les Tagals ont un goût extraordinaire pour la musique, et, sans connaître une note, plusieurs de ces Indiens jouent et chantent on ne peut mieux. Quelques bons maîtres venus d’Europe ont réussi à former des troupes brillantes de musiciens pour les régimens qui composent la garnison. Le jeudi et le dimanche, à la retraite, les diverses gardes viennent défiler devant le palais du gouverneur, musique en tête, avec une grande lanterne transparente en toile peinte, sur laquelle sont inscrits le numéro et le nom du régiment. Il y a cinq régimens (fort incomplets), dont les cinq musiques jouent l’une après l’autre, et cela dure long-temps. Les voitures et les cavaliers se rassemblent alors sur la place, et l’on y reste à écouter des morceaux si bien exécutés, qu’on ne se croit guère à Manille quand on les entend. Le peuple accourt ces soirs-là devant le palais, et des enfans de huit ans répètent avec une voix juste les airs les plus compliqués. Je ne manquais jamais, lorsque j’étais à terre, d’aller écouter la musique ; mais, quelque plaisir que j’eusse à entendre jouer mes airs favoris, ce n’était rien auprès de l’effet que produisait sur moi le chant des conducteurs de pirogues, lorsque, par une belle nuit, ils remontaient ou descendaient la rivière en fredonnant, accompagnés par des flûtes ou des guitares, des airs du pays. C’est sur la terrasse de M. Dyce, placée immédiatement au-dessus de l’eau, que l’on pouvait jouir de ce plaisir-là, et j’y allais souvent passer une heure ou deux ; cela m’était d’autant plus facile, que dans les derniers temps je couchais chez lui, pour être le lendemain plus à portée de dessiner, soit pour lui, soit pour M. Marshall, dont