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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

jusqu’à ce que, dans un revirement de bord manqué, nous vînmes nous jeter avec une grande vitesse au plus épais d’une multitude d’embarcations amarrées le long du rivage. Ce fut un beau vacarme, je crus que nous écraserions une douzaine de ces petites habitations flottantes avec les familles qu’elles contenaient ; il n’en fut rien, elles cédèrent comme si elles eussent été en gomme élastique, et firent si bien, que nous vînmes bravement nous échouer dans la vase sans en avoir coulé aucune. Le courant nous eut bientôt fait abattre ; nous quittâmes notre lit de boue, au milieu des cris de toute cette population aquatique si désagréablement réveillée, pour aller nous jeter sur des jonques, des champans et des barques de toutes les formes, dont les équipages à demi nus venaient en toute hâte repousser les assauts de notre maudit beaupré. Enfin nous nous tirâmes de là, et nous revînmes sur nos pas pour prendre l’autre branche, moins encombrée, appelée rivière des jonques. C’est là que sont mouillées les jonques de guerre avec leur lourde coque et leurs mâts immenses ; nous passâmes au milieu de cette flotte, qu’un mauvais brick français ferait fuir. Après cela, nous gagnâmes nos lits pour nous y reposer un moment en attendant le jour.

En me réveillant à six heures, je fus tout surpris de ne sentir aucun mouvement, car je croyais être encore sous voiles ; un bruit confus, un murmure insolite frappa mes oreilles ; je montai sur le pont pour voir ce que c’était : nous étions mouillés à Canton.

Je restai les yeux ouverts, la bouche béante, me tournant à droite et à gauche, me tâtant pour voir si je ne dormais pas, car ce que je voyais ne ressemblait à rien de ce qu’on peut imaginer en Europe. Nous étions dans le courant de la rivière ; à droite et à gauche se pressaient en rangs serrés (formant tout le long du fleuve, à perte de vue, une immense ville flottante) les bateaux servant de maisons, les bateaux restaurans, les bateaux de plaisance de toute espèce, appartenant à des mandarins ou à de riches particuliers, et les flower boats (bateaux à fleurs), ces temples du plaisir, si délicatement sculptés et peints, si bien dorés et si propres, dont l’œil européen convoite en vain les jouissances exquises que le Chinois réserve pour lui seul.

Dans les canaux étroits, espèces de rues laissées entre les diverses rangées de bateaux, circulaient par centaines, comme des fourmis dans un sillon, des tancas ou bateaux de passage, légers, courts, larges et ronds, ornés à l’arrière d’un petit toit en paille, séparé en deux parties, l’une pour le passager, l’autre pour les enfans et la famille de la batelière. Celle-ci dirige en godillant ce frêle esquif au