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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

Cette fois, nous nous enfonçâmes dans des quartiers si retirés, que notre présence parut produire un effet extraordinaire. Des agens de la police chinoise, inquiets de voir neuf Européens courant ainsi en toute hâte dans la direction des portes de la ville qui leur sont interdites, vinrent, l’éventail à la main et l’air courroucé, parler à Morrison, qui n’eut pas l’air d’y faire attention et continua toujours son chemin. Il était tard, nous étions sans armes (c’est-à-dire sans bâtons, seule arme permise), et une vingtaine de Chinois auraient pu, dans ces rues étroites et sombres, nous assommer à coups de bambou sans qu’il nous fût possible de nous défendre. Si, en outre, un de nous s’était laissé arriérer, s’il eût perdu de vue notre guide, il était certain de passer une nuit des plus désagréables. Maltraité, volé et baffoué par ceux auxquels il aurait demandé son chemin, il aurait eu toutes les peines du monde à revoir les factoreries. Nous faisions ces tristes réflexions, et nous commencions à nous dire que c’était assez, qu’il était inutile de courir les chances de recevoir une bastonnade pour trouver peut-être le spectacle fini ; mais tout cela était sans résultat, il fallait suivre notre enragé Morrison, qui, ouvrant tout à coup une porte, s’élança dans une avenue déserte, où nous entrâmes haletant de fatigue et pestant à qui mieux mieux contre les comédiens chinois. Cependant nous étions arrivés au terme de nos souffrances pour le moment ; car, à l’extrémité de l’allée, nous découvrîmes une vaste cour entourée d’échafaudages garnis de spectateurs, et au fond, sur un théâtre en plein vent comme les loges, les acteurs étaient à débiter leurs rôles ; la rivière et ses innombrables bateaux formaient le dernier plan du tableau.

Songer à pénétrer au travers de la foule qui encombrait le parterre (la cour), était chose inutile ; mais, grace encore à l’éloquence de Morrison, nous entrâmes dans une maison que nous traversâmes après avoir payé une demi-gourde chacun, et nous arrivâmes sur un des échafaudages, qui se trouvait de plain-pied avec le premier étage de la maison. Il y avait plusieurs banquettes disposées en gradins ; nous nous plaçâmes sur les plus élevées pour mieux jouir de l’ensemble du spectacle.

Voici quelle était à peu près la disposition du théâtre : un enclos plus long que large était bordé sur ses grands côtés par deux galeries couvertes élevées sur des poteaux et où se trouvaient assis les spectateurs payans ; la scène, supportée aussi sur des piliers, et couverte, non pas en nattes comme les galeries, mais en toiles peintes, formait un des petits côtés du rectangle et s’étendait sur le bord de l’eau ;