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encore sur l’histoire de son règne des incertitudes et des doutes que les anciens n’ont jamais éprouvés en nous racontant les faits d’Alexandre et de César.

Le mécanisme des sociétés anciennes était simple : les ressorts n’en étaient ni compliqués, ni nombreux, ni cachés. L’esclavage, en augmentant le nombre des choses et en diminuant d’autant celui des personnes, supprimait en quelque sorte l’histoire pour une grande partie de l’humanité. Les institutions, les lois, la vie sociale, la vie politique, n’appartenaient qu’à une faible minorité. Ajoutons que, dans les républiques, à Rome comme à Athènes, les affaires de l’état se faisaient, je dirai presque sub dio, sur la place publique, et que, dans les vastes monarchies de l’Asie, les ressorts de la machine politique n’offraient à l’observateur aucune de ces complications qui distinguent les pays où le gouvernement ne se résume pas dans la volonté absolue d’un seul homme.

Dans les sociétés modernes, au contraire, tout est complexe. Des croisemens successifs de races ; des civilisations diverses superposées, mêlées, combinées les unes aux autres ; des religions différentes ; des législations très compliquées ; un commerce étendu ; une diplomatie qui embrasse dans ses vastes combinaisons l’univers ; des systèmes politiques mettant en jeu des forces sociales très variées, qui ne se coordonnent qu’avec peine et ne réalisent l’unité d’action qu’à l’aide de subtils artifices et de combinaisons laborieuses, tout devient pour l’observateur une cause d’embarras et de difficultés. Tout objet se présente à lui sous mille faces diverses ; tout problème historique lui laisse entrevoir des profondeurs où le courage le plus persévérant et l’investigation la plus habile peuvent seuls faire pénétrer un rayon de lumière.

Ces remarques ne nous écartent point du but que nous nous sommes proposé. Parler de la démocratie, de la puissance de ce fait social, de la difficulté de le suivre et de le bien observer à travers toutes les complications des sociétés modernes, c’est parler du livre de M. de Tocqueville, et, en particulier, de la seconde partie de sa grande monographie, des deux volumes qu’il vient d’ajouter à ce bel ouvrage qui le plaça, lui si jeune encore, au rang des écrivains consommés et des penseurs éminens de notre temps.

C’est l’honneur de M. de Tocqueville d’avoir, au début de sa carrière de penseur et d’écrivain, compris nettement que le monde allait se transformant par la diffusion d’un principe nouveau, puissant, irrésistible, et que presque tous les problèmes moraux et politiques