Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/117

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
113
THOMAS CARLYLE.

manière certaine, puissante et systématique. Il ne sait pas tout ce qu’il veut, il ne comprend pas tout ce qu’il sait, il ne discerne pas tout ce qu’il voit. Il est sur le trépied de la pythonisse. De là s’exhalent des vapeurs qui sont les pensées de Carlyle. Il y a des formes mystiques dans le nuage, des lueurs éclatantes au sein de cette brume, et des points de vue lointains qui déchirent le voile flottant de ses méditations. Les uns dédaigneront ces vagues épaisses et tumultueuses qui dérobent au regard la moitié des tableaux de l’avenir ; les autres se prosterneront avec une admiration profonde devant des clartés incomplètes. Essayons de dire ici ce qui manque au philosophe Carlyle et ce qui fait sa grandeur ; c’est l’un des plus mauvais écrivains et l’un des plus puissans penseurs de l’époque.

Soit que l’éducation de Carlyle se soit faite en Allemagne, ou que les singularités inconnues de sa jeunesse l’aient assimilé aux pensées dominantes des écrivains germaniques, il s’est trouvé, par une série de causes que lui seul est capable de dire et qu’il n’a pas jusqu’ici racontées, profondément isolé de l’Angleterre. Ce malheur pour sa vie est un bonheur pour sa gloire. Il n’a rien sacrifié à aucun parti. Il a été l’homme de sa pensée et l’expression de son caractère. Après dix années de demi-obscurité, la Grande-Bretagne a reconnu en lui un génie. En France, son adoption eût éprouvé plus de difficultés encore. Nous sommes fort disposés à nier la puissance d’une idée, toutes les fois qu’elle n’est pas incorporée à une masse d’hommes qui la prend pour son étendard. Carlyle, répugnant à cette servitude disciplinaire des groupes hostiles, s’est placé au-dessus de tous les partis, si bien qu’on le croirait homme de tous les partis. Il reconnaît que la maturité des temps a entraîné la révolution ; il admet la petitesse, la faiblesse, la misère de presque tous ses acteurs ; il admet la grandeur, la vigueur, la nécessité du combat. Il ne méprise point la royauté qui est une forme. Il n’exalte pas la république qui est une forme. Il comprend que les sociétés sont des corps, dont l’organisme intérieur s’use, et qui se renouvellent par des cataclysmes. Il ne fait point l’apothéose des destructions ; il ne maudit pas la mort qui est nécessaire à la vie. Il sent que la royauté était devenue mensonge, que l’on ne croyait plus à elle. La hiérarchie ecclésiastique, ainsi que le fond même des croyances, ayant perdu leur force virtuelle, devenaient mensonge à leur tour. La ferveur de l’explosion qui eut lieu, quand on reconnut le creux et le vide général des institutions sur lesquelles on reposait, ce fut la révolution ; — cette ferveur tint lieu de croyance alors, — une croyance de néant !