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THOMAS CARLYLE.

se trouvent la description des faits, leur enchaînement, leur suite, leur explication, d’histoire en un mot. M. Mignet a déduit les causes et les effets de ce jeu de la destinée. M. Thiers a reproduit avec une vive clarté la marche pratique des évènemens, le conflit des ambitions, l’adresse des uns, la folie des autres, les ressorts cachés, les résultats nécessaires, enfin tout cet échiquier bizarre, et les armées de passions et d’intérêts qui s’y livrent la guerre selon des lois fixes et déterminées. Rien de tout cela n’est dans Carlyle. Doué du génie dramatique et du génie de l’observation, qui en est une forme et une source ; il observe d’en haut ce chaos humain, comme s’il était, lui, un dieu supérieur, et que mille acteurs secondaires lui donnassent la comédie, la tragédie, la pastorale et la farce ; il assiste, en souriant, à ces mille mélanges de drames hétéroclites que les mortels prennent la peine de jouer, et qui se nomment, selon Shakspeare, la comédie-farce-tragique, la pastorale-héroïque-burlesque, ou même la tragi-comi-parodie. Il aime infiniment, et comme Shakespeare aussi, à entendre un héros « roucouler comme un lion, » ou à voir une queue de poisson attachée à une tête de femme ; mystifications que Dieu se permet souvent, au mépris de notre humanité et de notre dignité. Chacun des personnages ou même des comparses du grand théâtre arrive donc à son moment et à son tour, éclairé d’une lumière vive, j’allais dire rouge ; formant comme un point lumineux et singulier, à la façon des personnages de Rembrandt ; Théroigne, avec ses cheveux noirs et sa pique ; Mirabeau secouant sa crinière ; Robespierre aux veines vertes, et suant l’envie ; tous, jusqu’à M. Babœuf et M. de Barras ; parfaitement vrais, tous vivans, pas plus grands et plus beaux qu’ils ne furent. La plupart du temps, ce sont, il faut le dire, de minces personnages, des hommes de taille assez petite quant à la vertu, au génie et à l’intelligence. Mais ils sont curieux à contempler dans leurs groupes, comme ces bonnes gens de l’Opéra, chargés de représenter la foule, un bailli, un bourreau, un archevêque ou un tyran. Il fait beau les voir s’agiter, dans les grands évènemens, tantôt portés par la vague, illuminés par l’éclair, tantôt foudroyés et perdus dans les abîmes. M. Marat, médecin des écuries de son altesse le comte d’Artois, ne fut-il pas dieu trois mois et demi ? Et M. de Calonne, six mois ? Et M. de Robespierre, deux ans ? Carlyle le dit. Il ne les hait pas, et c’est une superbe chose que de ne pas haïr. Il ne les surfait, ne les exagère et ne les maudit point ; maudire est encore une manière d’exagérer ; c’est la bénédiction retournée. Non. Il s’en