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THÉÂTRE ESPAGNOL.

lutte qui va s’ouvrir. Arias Gonzalo, le cœur plein de tristes pressentimens, est auprès d’elle. À la barrière opposée, on aperçoit le Cid qui fait les fonctions de juge du camp, le Cid qui, désapprouvant la guerre impie déclarée par l’ambitieux Sanche à son frère et à sa sœur, et se refusant à y prendre part, a néanmoins suivi son souverain jusque sous les murs de Zamora, l’a sauvé plus d’une fois des dangers où le précipitait son audace imprudente, et n’a cessé de lui faire entendre des conseils trop mal accueillis. Autour du héros sont rangés les principaux chefs de l’armée castillane. L’accusateur Diego de Lara s’avance dans la lice plein de confiance et d’audace.


L’Infante. — Qu’il est bien à cheval ! sa vue seule inspire l’effroi.

Arias Gonzalo. — Ah ! mes enfans, ah ! madame, pourquoi m’avez-vous empêché d’aller le premier le combattre ? suis-je destiné à les voir mourir et à leur survivre !

Diego de Lara. — Puisque j’ai l’obligation de vaincre cinq ennemis, je vais planter cinq pieux en terre.

Le Cid. — Quelle idée mystérieuse y attachez-vous ?

Diego de Lara. — Ils m’aideront à me rappeler le nombre de ceux que j’aurai tués. J’arracherai un de ces pieux à mesure que j’aurai terrassé un de mes ennemis.

Un des fils d’Arias s’avance dans la lice.

Arias (à l’Infante.) — Il s’incline pour saluer votre altesse.

L’Infante. — Donnez-lui votre bénédiction pendant qu’il baisse la tête.

Arias — Il est vaillant. Oh ! si l’expérience pouvait aider son courage !

L’Infante. — Vous le verrez victorieux.

Arias. — Si je le croyais… On partage entre eux le soleil… On leur donne les lances… Que ne puis-je l’avertir de choisir la sienne aussi pesante qu’un chêne ! Elle serait mieux assurée à l’arçon… On baisse sa visière… Que Dieu te conduise !

L’Infante. — Le cœur me manque. Où allez-vous, mon père ?

Arias. — Il me semble que mon ame s’envole avec les pieds de son cheval. Qu’il a bien rompu sa lance !

L’Infante. — Le choc a été terrible ; ils tirent leurs épées.

Arias. — Mon fils va montrer tout son courage… Que la lutte est acharnée !… Ah ! si je pouvais le diriger ! J’aurais porté ce coup plus à propos… Pierre a plus d’ardeur, madame ; mais Diego de Lara combat avec plus d’adresse.

L’Infante. — Lequel vaut le mieux ?

Arias. — Hélas ! dans le métier des armes l’expérience l’emporte sur le courage… Ah ! Pierre est mort.

L’Infante. — Infortunée que je suis ! c’est mon malheur qui le tue.

Arias. — Ne pleurez pas, madame, vos larmes retardent la vengeance. Il est mort honorablement, il n’est pas à plaindre. (À part.) Il faut cacher ma douleur, qu’on ne dise pas que je suis faible comme une femme.