Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/563

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
559
LETTRES DE MADAME ROLAND.

les lettres suivantes redoublaient cette teinte du sentiment, grand mot d’alors, couleur régnante durant la dernière moitié du XVIIIe siècle. Mais la gaieté naturelle, une joie de force et d’innocence corrigeait bientôt la langueur ; le calme et l’équilibre étaient maintenus ; tout en redisant quelque ode rustique à la Thompson, ou en moralisant sur les passions à réprimer, elle ajoutait avec une gravité charmante : « Je trouve dans ma religion le vrai chemin de la félicité ; soumise à ses préceptes, je vis heureuse : je chante mon Dieu, mon bonheur, mon amie : je les célèbre sur ma guitare ; enfin, je jouis de moi-même. » Elle en était encore à la première saison, à la première huitaine de mai du cœur.

Un voyage de Sophie à Paris et la petite vérole font quelque interruption de correspondance. La petite vérole, avant qu’on en eût coupé le cours, venait d’ordinaire aux jeunes filles comme un symptôme à l’entrée de l’âge des émotions. C’était au physique comme un redoutable jugement de la nature qui passait au creuset chaque beauté. Mlle Phlipon s’en tira en beauté qui ne craint pas les épreuves, et elle était remise à peine de la longue convalescence qui s’en suivit, que les prétendans, à qui mieux mieux, et de plus en plus éblouis, se présentèrent. « Du moment où une jeune fille, écrit-elle dans ses Mémoires, atteint l’âge qui annonce son développement, l’essaim des prétendans s’attache à ses pas comme celui des abeilles bourdonne autour de la fleur qui vient d’éclore. » Mais, à côté d’une si gracieuse image, elle ne laisse pas de se moquer ; elle est agréable à entendre avec cette levée en masse d’épouseurs qu’elle fait défiler devant nous et qu’elle éconduit d’un air d’enjouement. On dirait d’une héroïne de Jean-Jacques telles qu’il aimait à les placer dans le pays de Vaud, une Claire d’Orbe qui raille avec innocence. Ici, dans les lettres, elle raille un peu moins que dans les Mémoires ; comme les prétendans se présentent un à un, et que plus d’une de ces demandes peut être sérieuse, elle en semble parfois préoccupée. Elle se fâche tout bas et se pique même contre eux autant que plus tard elle en rira : « Mes sentimens me paraissent bizarres ; je ne trouve rien de si étrange que de haïr quelqu’un parce qu’il m’aime, et cela, depuis que j’ai voulu l’aimer ; c’est pourtant bien vrai, je te peins au naturel ce qui se passe dans mon ame. » Les lettres à Sophie, dans ces momens de délicate confidence, deviennent plus vives, plus excitées ; il s’y fait sentir un contre-coup de mouvement et d’aiguillon. L’amitié seule n’en est que l’occasion, le prétexte, le voile frémissant et agité ; je ne sais quelle idée confuse et pudique est en jeu dans le