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lointain : « Cependant je ne suis pas toujours capable d’application. Cela m’arriva dernièrement. Je pris la plume et je fis ton portrait pour m’amuser ; je le garde précieusement. J’ai mis pour inscription : Portrait de Sophie. Je barbouille du papier à force, quand la tête me fait mal ; j’écris tout ce qui me vient en idée : cela me purge le cerveau… Adieu, j’attends une cousine qui doit nous emmener à la promenade ; mon imagination galope, ma plume trotte, mes sens sont agités, les pieds me brûlent. — Mon cœur est tout à toi. »

Si calme, si saine qu’on soit au fond par nature, il semble difficile qu’en ce jeune train d’émotions et de pensées, on reste long-temps à l’entière froideur, avec tant de sollicitations d’être touchée. Aussi Mlle Phlipon eut-elle à un certain moment son étincelle. Quel fut, entre tous, le préféré, le premier mortel qui rencontra, qui traversa, ne fût-ce qu’un instant, l’idéal encore intact d’un si noble cœur ?

Parmi ces prétendans, il y en avait de toutes sortes, de toutes professions, depuis le commerçant de diamans jusqu’au médecin et à l’académicien, jusqu’à l’épicier et au limonadier, puisqu’il faut le dire ; et la moqueuse jeune fille se disait que, si elle représentait dans un tableau cette suite plus ou moins amoureuse, chacun avec les attributs de sa profession, comme sont les Turcs de théâtre en certaine cérémonie célèbre, cela ferait une singulière bigarrure. Mais enfin elle ne plaisanta pas toujours, et c’est ce moment sérieux, attendri, pas très violent jamais ni très orageux, pourtant assez profond et assez embelli, que la correspondance actuelle vient trahir.

Elle a beaucoup parlé dans ses Mémoires de La Blancherie, manière d’écrivain et de philosophe qui tomba assez vite dans la fadaise et même dans le courtage philanthropique ; elle le juge de haut, et, après quelque digression avoisinante, elle ajoute lestement en revenant à lui : Coulons à fond ce personnage. Mais avant d’être coulé près d’elle, il avait su s’en faire aimer ; et rien ne prouverait mieux au besoin qu’il n’y a dans l’amour que ce qu’on y met, et que l’objet de la flamme n’y est presque en réalité pour rien. La jeune fille forte, sensée, de l’imagination la plus droite et la plus sévère qui fut jamais, distingue du premier jour un être qui est l’assemblage de toutes les fadeurs et les niaiseries en vogue, et elle croit saisir le type le plus séduisant de son rêve. C’est que La Blancherie, ce jeune sage, cet ami de Greuze, avec ses vers, ses projets, ses conseils de morale aux pères et mères de famille, représentait précisément dans sa fleur le lieu commun du romanesque philosophique et sentimental de ce temps-là ; or le romanesque, près d’un cœur