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Ce sentiment pour La Blancherie, s’il ne mérite pas absolument le nom d’amour et s’il ne remplit pas tout-à-fait l’idée qu’on se pourrait faire d’une première passion en une telle ame, passait pourtant les bornes du simple intérêt : il est tout naturel que Mme Roland dans ses Mémoires, jugeant de loin et en raccourci, l’ait un peu diminué ; ici nous le voyons se dérouler avec plus d’espace. Ce qui servit notablement La Blancherie dans le début, c’est qu’on le voyait peu et seulement par apparitions. Il était souvent à Orléans, il reparut dans la maison peu après la mort de la mère de Mme Roland ; M. Phlipon le père, se souciait peu de lui, et on le fit prier de rallentir ses visites. Ces éclipses et ce demi-jour concouraient à son éclat. La jeune héroïne, que j’ai comparée plus haut à un personnage de la Nouvelle Héloïse, était devenue très semblable à quelque amante de Corneille quand elle songeait au vertueux et sensible absent. Si La Blancherie, qu’elle n’a plus d’occasion ordinaire de voir, se trouve à l’église, à un service funèbre de bout de l’an pour la mère chérie qu’elle a perdue : « Tu imagines, écrit la jeune fille à son amie, tout ce que pouvait m’inspirer sa présence à pareille cérémonie. J’ai rougi d’abord de ces larmes adultères qui coulaient à la fois sur ma mère et sur mon amant : ciel ! quel mot ! mais devaient-elles me donner de la confusion ? Non, rassurée bientôt par la droiture de mes sentimens, je t’ai prise à témoin, ombre chère et sacrée… » On voit le ton où elle se montait ; c’est comme dans la scène sublime :

Adieu, trop malheureux et trop parfait amant !

Ailleurs, comme Pauline encore, elle parle de la surprise des sens à la vue de La Blancherie, mais pour dire, il est vrai, qu’il n’y a rien en elle de cette surprise, et que tout vient du rapport de sentiment. Le premier échec qu’il essuya fut de ce qu’un jour elle le rencontra au Luxembourg avec un plumet au chapeau : un philosophe en plumet ! Quelques légèretés qu’on raconta de lui s’y ajoutèrent pour compromettre l’idéal. Tout cela devenait sérieux. Enfin, quand, huit ou neuf mois après la rencontre de l’église, le masque tombe et qu’elle le juge déjà ou croit le juger, elle écrit : « Tu ne saurais croire combien il m’a paru singulier ; ses traits, quoique les mêmes, n’ont plus la même expression, ne me peignent plus les mêmes choses. Oh ! que l’illusion est puissante ! Je l’estime au-dessus du commun des hommes, et surtout de ceux de son âge ; mais ce n’est plus une idole de perfection, ce n’est plus le premier de l’espèce, enfin ce n’est plus mon amant : c’est tout dire. » Ces quelques passages des lettres,