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théâtre ; Dalberg déclara qu’il n’accepterait cette pièce que lorsqu’elle aurait été refaite en grande partie. Schiller, en désespoir de cause, s’estima très heureux de la vendre au libraire Schwann pour un louis par feuille. Avec l’argent qu’il reçut, il paya sa pension, et il lui resta juste ce qui lui était nécessaire pour aller à Bauerbach, où une noble femme, la mère d’un de ses compagnons d’étude, Mme de Wollzogen, lui avait offert un généreux asile. Streicher vint le reconduire jusqu’à Worms ; là, quand l’heure des adieux sonna, les deux amis ne versèrent pas une larme, n’exprimèrent pas une seule plainte ; ils s’embrassèrent en silence, puis partirent, et cet adieu muet de deux ames tendres, qui avaient si long-temps partagé les mêmes joies et les mêmes angoisses, en disait plus que les gémissemens et les sanglots.

À Bauerbach, Schiller passa une heureuse vie de rêves et de travail. Il était seul, dans une riante demeure, au milieu de ce beau pays parsemé de fraîches vallées, entouré de forêts. Il était près de Rudolstadt, l’une des plus jolies petites villes de l’Allemagne, près de Meiningen, et il y trouva un ami, le bibliothécaire Reinwald, qui, plus tard, épousa sa sœur. Au mois de janvier, Mme de Wollzogen, qui habitait ordinairement Stuttgart pour y surveiller l’éducation de ses fils, vint, avec sa fille, passer quelques jours à Bauerbach. L’aspect de cette jeune fille éveilla dans le cœur de Schiller un sentiment d’amour tendre, pur et idéal ; mais il apprit que Mlle de Wollzogen était déjà en quelque sorte promise à un autre, et cette nouvelle éveilla en lui un sentiment passionné de jalousie. Tantôt il voulait quitter Bauerbach pour ne plus la rencontrer, tantôt il espérait la ravir à son rival par le succès de ses œuvres. « Je ferai, disait-il, toutes les années une tragédie de plus ; j’écrirai sur la première page : Tragédie pour Charlotte. » Puis, les désirs de l’amour, les rêves d’une vie paisible et enchantée par le charme d’une douce union l’emportaient dans sa pensée sur l’ambition poétique, et il écrivait à la mère de Charlotte : « Il fut un temps où l’espérance d’une gloire impérissable me séduisait comme une robe de bal séduit une jeune femme ; à présent, je n’y attache plus de prix, je vous donne mes lauriers poétiques pour les employer la première fois que vous ferez du bœuf à la mode, et je vous renvoie ma muse tragique pour être votre servante. Oh ! que la plus grande élévation du poète est petite, comparée à la pensée de vivre heureux ! C’en est fait de mes anciens plans, et malheur à moi si je devais renoncer aussi à ceux que je projette maintenant ! Il est bien entendu que je reste auprès de vous. La question est seulement de savoir de quelle manière, je puis assurer près de vous la