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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

car vous ne trouverez plus que des ruines, des misères, des tristesses, des douleurs, des tombes. N’allez pas au village, ils sont tous morts, et ceux qui ne sont pas morts sont si vieux ! Vos jolies cousines, que vous aimiez tant et qui couraient avec vous si légères, hélas ! elles sont devenues si sérieuses, que vous pourriez à peine les baiser sur une joue. N’allez pas là-bas, gardez vos rêves. Le jardin n’a plus de fleurs, le grand ruisseau n’a plus d’eau, le verger est sans fruit, la vigne où vous grimpiez si lestement s’est retirée tout là-haut sur la montagne ; l’île chargée de saules a été emportée par le courant dans la mer italienne, et elle a laissé un banc de sable à sa place verdoyante ; dans le cimetière, les morts ont accompli leur révolution de juillet, et vous aurez grand’peine à retrouver la tombe la plus aimée. Par pitié pour vous, par pitié pour eux, n’allez pas par là, n’allez pas par là, monseigneur, c’est un triste voyage. Voilà ce que j’aurais pu lui dire. Et lui cependant, comme je revenais de toutes ces misères, je le vis qui parcourait cette route de ronces et d’épines aussi heureux que je l’étais moi-même tout à l’heure. Je le laissai passer, car, pour renoncer à ses rêves, il les faut briser soi-même, sinon l’on y revient toujours.

De ce village sur les bords du Rhône, dont vous avez vu quelques doux aspects dans un livre que vous aimez, le Chemin de Traverse, nous tombons sur Valence, sur Montélimart, jusqu’à Nîmes, côtoyant ce beau Rhône, mon fleuve chéri, qui semblait me suivre en aboyant de joie comme un dogue fidèle. Ce jour-là, l’eau était rare ; le lit du fleuve était à sec, les collines se montraient à notre droite, chargées de la prochaine vendange enveloppée sous son feuillage jauni ; tout était joie et gaieté et bonne humeur sur ces rivages qui vous fascinent au loin en chantant. Nulle part, ni dans le fleuve, ni hors du fleuve, vous n’auriez pu voir l’inondation de l’hiver. À chaque instant, dans cette sécheresse, on se demandait pourquoi donc les villes étaient bâties si loin du rivage ? Maintenant que ce même fleuve s’est déchaîné, maintenant que l’inondation a passé sur ces beaux rivages, maintenant que la dévastation est partout, partout la ruine, qui pourrait, qui voudrait les reconnaître, ces heureuses et tranquilles campagnes, ces fières cités, ces rives nonchalantes ?

Levez la tête. Cette montagne découpée à jour, c’est un pont jeté par les Romains sur un torrent auquel nous autres nous ferions tout au plus l’honneur d’une planche. Il me semble que je vois encore se dessiner dans le ciel les arcades immenses du pont du Gard. Pour bien faire, il faut arriver là par le soleil couchant, qui resplendit à travers