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REVUE DES DEUX MONDES.

— Cette lettre que Seph, au moment de s’embarquer pour l’Égypte, écrivait de Toulon à son père adoptif, va nous l’apprendre.

Toulon.

« Père, tu m’as aimé, toi, bien que tu ne m’aies pas épargné les rudes traitemens. Si j’ai, malheureux vagabond que je suis, le vague sentiment d’une patrie, c’est à toi que je le dois, à toi qui déposas ce germe dans mon cœur lorsque je commençais à vivre. Dans ta maison j’étais heureux, j’aurais continué de l’être si je n’avais dû apprendre tôt ou tard la fatalité de mon origine. Te souviens-tu du jour où la horde bohême traversa le village, de ce cortége où nous étions, la douce jeune fille et moi ? L’amour ne devait fleurir pour moi que le temps d’enivrer mon ame de son éclat et de ses divines senteurs : noble lys, à peine je l’avais respiré sur sa tige épanouie, qu’un affreux coup de vent vint le briser à mes yeux ! — Pendant la nuit qui suivit, nous fûmes traqués comme des bêtes fauves par les fusiliers du prince ; mes camarades et moi, nous nous défendîmes en désespérés, de buisson en buisson. Quels cris ! quels gémissemens ! quelle épouvantable confusion de combattans et de mourans, de femmes et d’enfans enveloppés dans la mêlée ! Nos adversaires finirent par nous débusquer du petit bois, et nous refouler vers la mer. Vinetti, ma bien-aimée Vinetti, sauta dans une barque de pêcheur attachée au rivage, et, la mettant à flot, s’écria : Seph ! Seph, viens ici. Cependant les soldats du prince fondaient sur nous à la baïonnette ; je me jetai à la mer, et, comme je m’efforçais de saisir la rame que Vinetti me tendait, au même instant de nouveaux coups partirent, et Vinetti tomba dans la nacelle. Je poussai un cri d’horreur, et me sentis couler à fond. Cependant je ne tardai pas à revenir à la surface ; la barque flottait à dix pas de moi, sans rame et chassée seulement par la vague et le vent. Je me hâtais de toutes mes forces pour l’atteindre, mais elle reculait toujours. Cette lutte avec les flots durait depuis long-temps, et le rivage était déjà bien loin derrière moi. Lorsque par instans je cessais de battre la mer, j’entendais une voix gémissante qui s’élevait du bateau. Mille fois j’appelai : Vinetti ! Vinetti ! avec d’affreux sanglots ! — Les gémissemens continuaient toujours dans la barque, et je n’apercevais point son visage au-dessus du bord. Il n’y a donc point de Dieu au ciel, m’écriai-je ; puis encore : Vinetti ! Vinetti ! — Je tendais de toute la puissance de mon être vers cette barque où gisait ma fiancée, la merveilleuse jeune fille, et la barque, en dépit de tant d’efforts, s’éloignait toujours comme pour railler mon désespoir et ma misère. Ce-