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VINETTI.

pendant je commençais à m’épuiser, ma poitrine se déchirait par les efforts inouis que je faisais pour nager. Alors je fus saisi d’un désespoir inexprimable. En un transport suprême dont l’idée seule me pénètre encore aujourd’hui jusqu’à la moelle des os, je ramassai mes dernières forces, les forces du délire ; déjà je touchais des doigts les planches glissantes de la nacelle, déjà d’une main j’en atteignais le bord ; j’y portai l’autre, et me laissai flotter sur l’eau, car toutes mes forces s’étaient évanouies. Vinetti, m’écriai-je, Vinetti, je suis là, vis-tu encore ? — Point de réponse. — J’épiais de tous mes sens : plus de gémissement, plus de souffle ! Je me laissai remorquer ainsi pendant près d’une heure sans pouvoir soulever ma tête ou ma poitrine jusqu’au-dessus du bord de la nacelle. Toutes mes forces s’en allaient en sanglots, et ma voix s’écriait dans le vide et les ténèbres : « Vinetti, Vinetti ! ma bien-aimée ! » Nul ne comprendra jamais ce qu’un homme peut souffrir dans une nuit pareille, nuit d’angoisse et de désespoir ! Un vent frais poussait vers la haute mer la barque qui m’entraînait après elle. La lune s’était enfin couchée ; je sentais mes membres s’engourdir à l’air glacé du matin ; cependant je ne désemparai pas. Enfin le jour parut ; je tentai sur mes forces une dernière épreuve ; l’effort me réussit, et je parvins à poser mon menton sur le bord de la barque. Horreur ! jamais ce spectacle ne s’effacera de mon ame. Vinetti gisait là, pâle, immobile, morte ! ma Vinetti, froide et belle comme une blanche statue de marbre sur un coussin de pourpre ; ma Vinetti morte et noyée dans des flots de sang vermeil ! Une douleur sans nom fondit sur moi comme la foudre, je perdis tout sentiment de l’être et retombai dans la mer. Pourquoi n’ai-je pu me noyer alors ? pourquoi dois-je vivre, ou plutôt revivre ? car j’étais bien mort à cette heure, plus que mort, j’étais anéanti ! — Quand je revins à moi, je me trouvai sur un navire appartenant à la république batave. Les hommes de l’équipage qui m’avaient retiré de l’abîme, quand je leur parlai de la barque et du cadavre qu’elle emportait, me dirent n’avoir rien aperçu de tout cela sur la mer. C’était donc un rêve, mon Dieu !

« On a fait de moi un soldat de la république française. Que veulent-ils donc, ces Français ? qu’entendent-ils par ce mot de liberté qu’ils ont sans cesse à la bouche ? Savent-ils bien ce que c’est que la liberté, eux qui vivent dans des rues étroites et tortueuses, dans des villes ceintes de remparts ? Qu’ils s’en informent auprès de nous Bohêmes, nous leur dirons ses joies et ses douleurs. On nous a dirigés sur Toulon ; fussé-je mille fois mort ! Une balle charitable aura pitié de moi !