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société et pour les lettres, l’ordre des études et des âges n’était pas très bien observé ; il y avait dans tous les genres une émancipation rapide, une confusion assez aimable et non sans profit pour les essors généreux. C’est ainsi que, lorsque le Prytanée français eut envoyé une petite colonie pour fonder le Prytanée de Saint-Cyr, l’élève Lebrun, qui en était, se trouva monter un jour dans la chaire de belles lettres et y remplacer son professeur De Guerle, malade pour le moment. L’Empereur ou le Consul, qui soignait déjà sa pépinière de Saint-Cyr et y allait mesurer des hommes, entre à l’improviste dans la classe et n’est pas peu étonné d’y voir un élève en chaire ; on lui explique comment. Il s’assied à côté de lui, et là, durant plus d’un quart d’heure, il interroge les élèves sur les tropes, non sans quelque croc-en-jambe, je le crois bien, aux définitions de Dumarsais. Un ou deux ans après, on était au lendemain d’Austerlitz, l’Empereur au château de Schœnbrunn, après le dîner, avec M. Daru et M. de Talleyrand, reçoit le Moniteur, et y voit une ode à la Grande Armée signée Lebrun : « Lisez-la, » dit-il à Daru.

Suspends ici ton vol ; d’où viens-tu, Renommée ?
Qu’annoncent tes cent voix à l’Europe alarmée ?…

Et pendant la lecture, il interrompt, il loue, il critique même, et conclut en ordonnant d’écrire à Lebrun que l’Empereur lui accorde une pension de 6,000 fr. : il n’avait pensé qu’à Lebrun-Pindare. Quand on vint à découvrir le malentendu et que l’ode était de l’élève de Saint-Cyr, les 6,000 fr. se convertirent pour le jeune homme en une pension de 1,200 fr. Lebrun-Pindare en eut beaucoup de mauvaise humeur : rien n’est démontant comme les homonymes dans les lettres. Lequel des deux ? ce mot-là est une chiquenaude à la gloire. Le vieux Mercier, si peu glorieux qu’il fût, ne pouvait point pardonner à Lemercier Népomucène.

En France, parmi les journalistes même les mieux placés, la méprise avait eu lieu ; les critiques, dès le premier moment, n’avaient pas manqué de retrouver dans l’ode en question les qualités, les défauts surtout du grand lyrique d’alors : il fallut décompter. Boufflers s’en raille agréablement dans quelques lignes spirituelles[1]. Ginguené, qui n’avait pas été dupe, et malgré son culte pour l’autre Lebrun, accorda au jeune auteur des encouragemens sérieux[2].

  1. Courrier des Spectacles. Son article est intitulé : Peine, critique, érudition perdues.
  2. Revue philosophique, littéraire et politique, an XIV.