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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

qui a les yeux si beaux, le sourire si fin et le col si gracieusement tourné sur l’épaule ; jetez aussi un regard sur celui de Dufrény, et sachez que c’est à ce bon Sédaine que vous les devez tous deux ; oui, à Sédaine et à la Gageure Imprévue, car il abandonna tout ce qu’elle rapporterait pour faire, « dit-il, dans son enthousiasme, le buste en marbre du premier auteur comique de l’univers, et peut-être du seul philosophe du siècle de Louis XIV. » Je dois ajouter, en toute conscience, que Dufrény[1] fut sculpté par-dessus le marché, parce qu’il se trouvait plus d’argent qu’il n’en fallait pour le buste seul de Molière. Cette jolie Gageure, si généreuse, eut un triomphe charmant parmi tous les autres, et qui fut plus sensible encore à Sédaine que les visites qu’il reçut du roi de Danemark, accompagné de Struensée, du roi Gustave de Suède, de l’empereur Joseph II et du jeune fils de l’impératrice Catherine II, depuis Paul Ier ; ce triomphe, qui le ravit, fut le plaisir que prit la reine de France à jouer le rôle de Mme de Clainville. Sédaine présidait aux répétitions de Versailles, et, en échange de ce qu’il enseignait, il apprit quelques graces nouvelles de sa gracieuse majesté Marie-Antoinette, comme on dirait en Angleterre ; il remarque que, dans la scène d’impatience, elle jetait ses plumes sur le bureau avec un abandon si bien placé et une intention si fine, qu’il donna ce mouvement pour modèle à toutes les actrices qui représentèrent depuis ce joli rôle. Vous voyez qu’il reste à notre Théâtre-Français des jeux muets et des traditions qui viennent d’assez bon lieu.

Aussi délicieux et bien plus grave fut le drame du Philosophe sans le savoir. Écoutez cette fois Sédaine lui-même vous dire comme il y pensa : —

« — En 1760, m’étant trouvé, dit-il, à la première représentation des Philosophes (mauvais et méchant ouvrage en trois actes), je fus indigné de la manière dont étaient traités d’honnêtes hommes de lettres que je ne connaissais que par leurs écrits. Pour réconcilier le public avec l’idée du mot philosophe, que cette satire pouvait dégrader, je composai le Philosophe sans le savoir. Dans ce même temps un grand seigneur se battit en duel sur le chemin de Sèvres ; son père attendait dans son hôtel la nouvelle de l’issue du combat, et avait ordonné qu’on se contentât de frapper à la porte cochère trois coups si son fils était mort. C’est ce qui m’a donné l’idée de ceux que j’ai employés dans cette pièce. » Telle était sa

  1. De Pajou.