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rante ans de silence, André Chénier, qui n’est pas encore populaire. Ces perles si lentement formées et si peu achetées, ne sauraient donc faire vivre l’ouvrier qui les couve dans son sein, au fond de ses solitudes sacrées. Ne pouvant que par des siècles épurer le goût d’un peuple, avisons à faire vivre ceux qui lui donnent des œuvres pures.

J’ai dû, vous le voyez, être ramené à cette question que j’avais traitée deux fois, dans un livre et sur la scène, parce qu’elle est la même exactement que celle où m’a conduit aujourd’hui le spectacle du contraste des travaux de Sédaine et de l’infortune non méritée de sa fille. Seulement ici c’est le supplice après la mort, ici l’homme de lettres est poursuivi dans son sang.

Sédaine, après avoir vécu en honnête homme, dans l’amitié intime de ce qu’il y avait de plus considéré dans les lettres et dans le grand monde, visité par les rois, chéri et vénéré par Voltaire, Ducis (le vertueux Ducis), d’Alembert, Diderot, Duclos, La Harpe, Lemierre, tous les grands artistes de son temps, tels que Houdon et ce David qu’il forma pour la peinture, qu’il créa presque pour l’avenir, qu’il aima et qu’il éleva comme un second fils ; Sédaine enfin, après tous ses travaux, après une longue vie de probité et de sagesse, après avoir écrit et fait représenter avec d’éclatans succès les deux pièces de la Comédie-Française que je viens de vous remettre sous les yeux, et trente-deux opéras-comiques, en avoir écrit vingt autres restés en portefeuille, dut croire, en fermant les yeux, qu’il laissait, avec un renom considérable, un fonds solide, une valeur réelle à sa fille. Dix ans après sa mort, tout fut perdu pour elle, selon la loi.

C’est donc à cette loi encore en vigueur qu’il faut s’en prendre ; trop heureux de n’avoir point cette fois à faire de reproches à la société, et de n’avoir à examiner qu’une question de droit.

III.
DE LA DIGNITÉ DES HOMMES DE LETTRES DE NOTRE TEMPS,
ET DU SENTIMENT QUI A DICTÉ LA LOI.

La loi du 13 janvier 1791 posa les limites de cinq ans à la propriété littéraire des héritiers ou cessionnaires ; la loi du 19 juillet 1793 les a reculées jusqu’à dix années après la mort de l’auteur. Un sentiment universel d’équité a remué les cœurs au spectacle d’un grand nombre de familles envers lesquelles l’application de la loi actuelle a semblé une spoliation, tant elle est rude et tant elle anéantit brus-