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M. Buchet-Martigny et le contre-amiral Dupotet. Dans cette solennelle assemblée, on devait décider du sort des républiques de l’Amérique du sud, fixer les bases de leur équilibre, régler leur avenir et fonder leur bonheur. Beau rêve d’un cœur épris d’une noble passion pour le bien des sociétés humaines, et dans lequel Ferré, vieux champion de la constitution fédérale, se complaisait ! Plein de ces flatteuses espérances, il confia toutes ses troupes à Lavalle, et le 27 février, la nouvelle armée libératrice se mit en marche sous les ordres de ce fils chéri de Mars, comme l’appelait le gouverneur de Corrientes dans ses proclamations. Quant au général, son langage aux Entrerianos fut clair : « Si vous nous recevez en frères et combattez avec nous, leur dit-il, vous serez heureux et libres ; si vous résistez, votre mort est certaine, nous mettrons à feu et à sang votre belle patrie. » Ce premier pas fait, Ferré pressa Rivera d’accourir et de hâter le triomphe de la cause sainte. L’astucieux gaucho, bien résolu à jouer tout le monde, cherchait à modérer cette ardeur. « Nous possédons l’un et l’autre, lui écrivait-il ; il faut que nous agissions sans précipitation, pour conserver d’abord ce que nous avons. Quant aux Français, comptons sur leur argent et sur leurs ressources ; leur honneur est engagé dans l’affaire, et ils ont besoin de nous. »

Lavalle et Rivera se connaissent intimement : ils se sont souvent trouvés en contact dans les affaires publiques, à la ville et dans les camps, et ils se méprisent réciproquement. Aussi, les officiers que nous avions envoyés dans le Parana, et qui ne pensaient qu’à l’exécution franche et loyale du plan qui leur était confié, pressèrent-ils vainement Lavalle de faire au bien général le sacrifice de son amour-propre en se rangeant sous les ordres de Rivera. « Savez-vous, répondit-il, ce que c’est que le général Rivera ? Comment donc osez-vous me demander de remettre entre ses mains les destinées de la République Argentine ? Rappelez-vous que ce n’est qu’en échappant à ses piéges que nous avons pu sortir de Montevideo pour proclamer la liberté de notre patrie, et qu’une fois à Martin-Garcia, loin de nous soutenir, il nous a traités en ennemis ; à Yerua, il nous a laissés combattre un contre quatre sans nous secourir. Malgré tous ses sermens, a-t-il envoyé un seul soldat oriental dans l’Entre-Rios ? Non ! il nous laissera encore livrer bataille seuls malgré l’infériorité de nos forces. Toutes ses mesures sont hostiles à nos desseins. Remettre aux mains du général Rivera cette grande révolution, ce serait la perdre : je ne puis me ranger sous les ordres de cet homme, car je ne veux point trahir mes compatriotes qui espèrent leur salut de moi, qui se sont fiés à ma foi ; et d’ailleurs jamais ils ne consentiraient à le suivre. » Puis, ne voyant autour de lui que défiance et mauvaise foi, il se disposait à abandonner tout le monde, cherchant à agir seul, par lui-même, mais en enlevant toutefois à ses alliés le plus qu’il pourrait emporter. « Ah ! disait-il à ses confidens, si je pouvais m’affranchir de Rivera et de Ferré, passer le Parana avec les troupes qu’on m’a confiées ! Et, une fois devant Buenos-Ayres, si l’on se déclarait pour moi, si je pouvais agir en mon nom propre et me délivrer de cet appui de la France que mes ennemis me reprochent comme un opprobre,