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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

extraordinaire que par l’organe des proscrits argentins, ses ennemis forcenés. Ils ont caressé l’idée de le mettre au ban de l’humanité et d’appeler, s’il se pouvait, contre lui l’Europe entière. Ils font une peinture hideuse de ses mœurs et de ses plaisirs. Allons au fond des choses : cet homme dont la volonté mène toute la république, qui dispose de ses destinées, qui ne recule devant aucun détail d’administration, qui porte son œil scrutateur dans toutes les branches du gouvernement, après de longues journées d’un pénible travail, souvent même au milieu des nuits données aux affaires de l’état, n’oublie pas assez, dans ses délassemens, son origine un peu sauvage. Il aime encore les jeux dont il s’amusait lorsqu’il était au milieu des gauchos, les faisant monter à cheval sur le dos les uns des autres, jouant avec eux au cheval fondu, et se plaisant à cent autres folies d’écolier. Ces plaisirs, ces grossières bouffonneries, on s’applique à les représenter comme des actes barbares ou féroces ; on lui fait un crime de permettre à sa fille, doña Manuelita, sur laquelle semblent se concentrer toutes ses affections, de venir quelquefois à cheval sur le dos d’un domestique solliciter en se jouant la grace d’un malheureux. Dans le secret de sa maison, quand il est retiré avec les compagnons de ses farces, il se livre à mille folles inspirations qui répugnent à nos idées d’élégance, mais qui charment ces hommes nourris dans les prairies, au milieu des courses de chevaux, et de mœurs toutes différentes de celles de l’Europe.

Cet homme, qui a fondé sa puissance sur l’affection du peuple, ne croit pas se dégrader lorsqu’il se livre aux jeux que le peuple affectionne. Mais dès qu’il se trouve en face d’un étranger de distinction, de quelque personnage dont il désire conquérir l’estime, le grossier gaucho disparaît ; son langage s’épure, sa voix sonore flatte l’oreille, son œil est caressant ; son regard attentif et plein d’intelligence captive tout d’abord. Quoiqu’il ne se soit jamais signalé par aucun fait d’armes remarquable, personne ne lui refuse du courage. La vive douleur qu’il fit éclater à la mort de sa femme, la tendresse extrême qu’il marque à sa fille, semblent indiquer que toute sensibilité n’est point éteinte en son cœur. Cette fille si chérie, il la désigne comme la dépositaire de ses hautes pensées et l’héritière de sa fortune ; et parce qu’il lui réserve de grandes richesses, on l’accuse de vouloir lui élever un trône.

Comment, si Rosas n’était qu’un barbare, expliquer ce dévouement absolu de ses partisans à sa personne, cette confiance illimitée dans sa parole ? Est-il un seul de ses lieutenans qui ait trahi spontanément sa cause ? Echague, dans l’Entre-Rios, faisait tête seul à Rivera, à Ferré et à la division navale de la France ; si le général Lamadrid, dans le Tucuman, quitta son drapeau, c’est que l’armée et le gouvernement de cet état le mirent dans l’obligation ou de n’être rien ou de renier son ami. Qu’on cite le nombre de ses soldats qui désertèrent à l’ennemi !

Enfin, au mois d’avril 1840, son pouvoir dictatorial expirait, notre blocus durait depuis deux ans, la ville et la campagne souffraient beaucoup ; la nation convoquée pour élire un nouveau président, eh bien ! le choix qui l’appela fut unanime. Et ce ne furent pas seulement quelques députés timorés qui lui