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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

Buénos-Ayres le 13 octobre. M. Page, son aide-de-camp, alla en parlementaire proposer d’ouvrir des conférences de paix ; mais nous exigions qu’elles eussent lieu à bord de nos navires, au milieu de nos marins, sous le pavillon de la France. Une foule immense attendait le parlementaire au rivage. C’était un jour de fête, l’anniversaire de la chute de Balcarce ; toute la ville était pavoisée de drapeaux blancs et rouges. Le peuple suivit l’aide-de-camp en silence ; mais tous les trente pas un homme, vêtu d’un puncho rouge, coiffé d’un bonnet phrygien de couleur écarlate, criait : Viva el gobernador Rosas ! mueran los infames unitarios ! et le peuple en chœur répétait viva ! et muera ! Tout le monde portait les couleurs favorites de Rosas : gilets rouges, cravates rouges, ceintures rouges, larges rubans rouges à la boutonnière ; les fleurs ponceau éclataient dans la coiffure des femmes et dans les nœuds de leurs robes.

Les conférences furent acceptées avec une joie véritable. « Enfin, disait-on, la France nous envoie un mandataire qui ne nous insulte pas. » Elles s’ouvrirent le 15 octobre, à bord de la canonnière française la Boulonnaise, qui alla s’établir en parlementaire près de la ville. D’un côté figurait, pour la France, le vice-amiral baron de Mackau ; de l’autre, pour la République Argentine, le ministre des relations extérieures, don Felipe Arana. Le premier, d’un extérieur plein de noblesse et de dignité, d’une politesse exquise, calme et fier quand il parlait au nom de la France ; l’autre, fin et rusé, souple et caressant de manières, à la voix doucereuse, au regard oblique et perçant ; en un mot, c’était la plus haute civilisation de l’Europe aux prises avec l’habileté un peu sauvage de l’Amérique espagnole. On put voir là combien cette noblesse des formes, qui s’acquiert au sein des villes d’Europe, est supérieure à la ruse et à la souplesse insinuante de ces peuples nés d’hier. Jamais M. Arana, dont l’esprit est si délié et si pénétrant, ne s’était trouvé face à face avec un homme comme l’amiral de Mackau, toujours maître de lui-même, ne risquant jamais une parole, un geste qui ne fût commandé par l’esprit de sa haute mission. L’homme d’élite de la France domina son rival, qui, lui aussi cependant, était la plus haute expression de la civilisation de son pays.

Chacun des plénipotentiaires présenta ses conditions. Il faut l’avouer : à la lecture du projet de M. Arana, l’amiral eût pu croire fondées les accusations qui représentaient le général Rosas comme un fourbe avec lequel tout arrangement était impossible ; on ne nous offrait que les propositions faites au contre-amiral Dupotet, et si cruellement stigmatisées. Toutefois l’habile plénipotentiaire ayant démêlé que le gouvernement de Buénos-Ayres se faisait un point d’honneur national d’établir son droit de discussion, que nos agens jusqu’ici lui avaient en quelque sorte refusé, ne crut pas devoir rompre la conférence ; il déclara seulement que toute discussion était impossible, si préalablement « le principe des indemnités dues aux citoyens français n’était solennellement consacré. Quant au chiffre, depuis long-temps on l’avait abandonné ; M. Martigny lui-même avait adopté l’arbitrage. Cette première base obtenue, nous concédâmes l’évacuation simple de l’île de Martin-Garcia.