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les lois de la morale et de la justice, et à bien plus forte raison, si en la donnant on n’a compromis que sa propre existence et ses plus chers intérêts ; défendre, envers et contre tous, la cause, quelle qu’elle soit d’ailleurs, de son roi, de son père, de son ami, de tous ceux qu’on est appelé à protéger, soit par la nature ou par une obligation positive, soit parce qu’on a été invoqué par eux au moment du danger ; repousser énergiquement et laver dans le sang tout outrage, toute insulte, toute apparence même d’insulte, tels sont les devoirs de l’honneur, comme on les comprenait en Espagne représentée par les drames de Calderon.

Ces idées ne sont pas si absolument différentes, dans leur essence, de celles qui dominent encore la société européenne, que nous puissions beaucoup nous en étonner. Restreintes dans de certaines limites, elles ont incontestablement un côté brillant, elles répondent à de nobles inspirations ; mais l’exagération qu’y portent souvent les poètes dramatiques rend parfois méconnaissable le principe primitif auquel elles se rattachent. Si, en les poussant au-delà des limites de la raison, ils s’élèvent en quelques occasions à un degré de sublimité qui exalte et ravit l’ame, souvent aussi, à force de vouloir vaincre la nature pour rehausser la puissance de l’honneur, ils tombent dans l’absurdité, dans l’horreur même. Ce n’est jamais impunément qu’on secoue l’empire du bon sens. Tôt ou tard la tête tourne à ceux qui s’écartent des voies éclairées par sa lumière, et leur imagination égarée ne produit plus que des monstres.

Disons cependant, pour justifier ces poètes, que, dans leurs plus grands écarts, ils avaient une excuse qui manque complètement à leurs modernes et frénétiques imitateurs. Cette exaltation délirante dont ils nous offrent le tableau, répondait, au moins jusqu’à un certain point, au caractère de leur nation et de leur siècle. Notre La Fontaine a admirablement caractérisé l’esprit qui, à cette époque, n’avait pas encore cessé d’animer les Espagnols, lorsque, racontant un de ces grands et passionnés dévouemens qui étonnent notre nature, il a dit avec tant de simplicité et de profondeur :

C’est le trait d’une âme espagnole
Et plus grande encore que folle.

Il est d’ailleurs un signe non-équivoque auquel on peut reconnaître si ce qui nous paraît bizarre et extraordinaire dans les poètes d’un autre âge que le nôtre, était en réalité un caprice arbitraire de leur imagination, ou représentait véritablement, sous des formes plus ou moins exagérées, des sentimens et des idées alors existant. Ce signe, c’est une certaine vigueur, une puissance de vitalité, que la vérité des données générales imprime seule aux ouvrages de l’imagination, que le talent, que le génie même, lorsqu’ils se perdent dans ces conceptions factices, ne peuvent pas atteindre, sans lesquelles on peut obtenir une vogue d’engouement nécessairement passagère, mais qui seules assurent les succès durables. Les poètes, en un mot, ne vivent dans la postérité et n’agissent puissamment sur elle qu’à une seule condition, celle