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THÉATRE ESPAGNOL.

exposé à un grand danger. Il faut l’en tirer, il faut d’abord savoir ce qu’il est devenu. Quant au capitaine, si la nécessité de faire soigner sa blessure l’a ramené dans le village, il eût mieux valu pour lui qu’il en mourût sur-le-champ… »

En ce moment le greffier de Zalamea vient annoncer à Crespo que les paysans l’ont élu la veille pour leur alcade. Il le félicite de ce que son entrée en fonctions va être signalée par deux évènemens remarquables : le roi arrive le jour même à Zalamea, et des soldats ont ramené secrètement le capitaine don Alvaro, blessé on ne dit par qui. Comme le fait remarquer le greffier avec une certaine satisfaction, cela pourra donner lieu à un grand procès.

Crespo ne perd pas un instant pour mettre à profit l’occasion qui s’offre à lui. Accompagné de quelques paysans, il arrête lui-même le capitaine, qui, moins gravement atteint qu’on ne le supposait d’abord, et comprenant le danger de sa position, se disposait à partir après avoir fait mettre un premier appareil sur sa blessure. Don Alvaro s’écrie que la justice ordinaire n’a rien à voir avec un officier. Crespo l’engage à se calmer, et donne ordre à tous les assistans de se retirer, voulant, dit-il, avoir seul à seul une explication importante avec le capitaine. Il y a ici une scène vraiment admirable.

Crespo. — Maintenant que j’ai fait usage de mon autorité pour vous forcer à m’entendre, je la mets de côté avec cette baguette qui en est le signe, et c’est d’homme à homme que je vous dirai mes chagrins. Nous sommes seuls, parlons clairement et avec calme. Je veux imposer silence à tous les sentimens qui s’agitent dans mon cœur. Je suis un homme de bien, don Alvaro. Si ma naissance laisse quelque chose à désirer, ce n’est pas ma faute, et Dieu sait que, si cela eût dépendu de moi, il n’y manquerait rien. J’ai toujours vécu de manière à me faire respecter de mes égaux, et les habitans de ce village viennent de me prouver leur estime. Le bien que je possède est assez considérable pour que, grace à Dieu, je sois le plus riche laboureur de tout ce canton. Ma fille a été élevée dans la modestie et la vertu : elle avait, hélas ! une si digne mère ! Pour vous prouver que je vous dis la vérité, il suffira d’ajouter que, riches et habitant une petite ville où l’on ne s’occupe comme d’ordinaire qu’à répéter le mal qu’on sait et celui qu’on ne sait pas, personne cependant ne tient sur nous de mauvais propos. Quant à la beauté de ma fille, je m’en rapporte à vous. Vos emportemens n’en portent que trop témoignage : c’est de là que vient tout mon malheur, ce malheur si grand que, si je pouvais l’ensevelir dans l’oubli, je consentirais à le souffrir en silence, et je ne vous en parlerais pas. Malheureusement, c’est impossible, il ne peut rester secret. Il faut donc y trouver un remède. J’ai beau chercher, je n’en vois qu’un qui me convienne à moi, et qui pour vous ne soit pas fâcheux. Je vais vous le dire. Prenez tout ce que je possède, sans que je me réserve un seul maravédis pour moi et pour mon fils. Nous demanderons l’aumône, s’il le faut ; et, si cela ne suffit pas encore, faites-nous vendre l’un et l’autre comme esclaves pour augmenter la