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qu’est-ce que la raison commune ? Si par là vous entendez ce que les rationalistes ont coutume d’appeler la raison pure, vous réduisez la certitude à quelques axiomes de métaphysique, et l’humanité ne gagnera rien à passer de Hume à vous ; car il nous ôtait le principe, et vous supprimez l’usage. Mais ce n’est pas là votre pensée : la raison commune est quelque chose d’extérieur ; vous allez même jusqu’à l’appeler la tradition. Pourquoi donc lui donner aussi, dans ce livre, le nom de raison universelle ? C’est la raison générale qu’il fallait dire. Il n’y a d’universel dans la croyance des hommes que ces axiomes nécessaires de la raison pure, et nous les savons universels par cette unique raison que nous les savons nécessaires

C’est donc ici une question de majorité et non pas d’universalité. Et alors, quelle sera la majorité ? La logique veut que ce soit la majorité de l’espèce humaine ; le passé compte, prenez-y garde, l’avenir aussi ; et comme dans vos principes le monde et l’humanité ne doivent point finir, calculez votre majorité sur cette base ! Mais Dieu seul a cette connaissance, inutile pour Dieu seul. Si vous fixez une limite, elle ne peut être qu’arbitraire. Ne s’agit-il que d’une majorité éventuelle, sans limite déterminée, par exemple, la majorité parmi les personnes consultées, quel qu’en soit le nombre ? On n’oserait vous imputer un pareil système, et pourtant quand vous prenez un exemple pour montrer comment se doit appliquer votre théorie, vous dites : « Qu’on se place par la pensée au milieu d’un nombre quelconque d’autres hommes. » Il est très vrai que l’opinion des personnes présentes, quel qu’en soit le nombre, exerce sur la nôtre une grande influence, c’est un fait constaté en psychologie ; mais cette influence n’est-elle pas pernicieuse ? n’est-ce pas là l’origine et la cause psychologique du servum pecus ?

Au moins, nous laisserez-vous tenir compte de l’intelligence et de la capacité de ceux qui forment l’opinion générale ? Importe-t-il, oui ou non, que ces hommes en nombre quelconque soient compétens ou ne le soient pas ? Ici encore, l’Esquisse nous laisse dans les ténèbres, et on ne sait trop comment se décider ; car, d’un côté, si l’on tient compte de la compétence, qui en sera juge ? Le véritable arbitre est celui qui nomme les arbitres. Galilée, devant le tribunal, aurait bien pu se déclarer seul compétent. Du temps de Galilée (c’était aussi le temps de Bacon et de Descartes), la raison générale était pour l’immobilité de la terre, et la raison de l’inquisition aussi, comme il n’y parut que trop.

Si, au contraire, on coupe court à cette difficulté en ne considérant