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ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE.

pas la compétence des juges, songez que ce n’est pas à une raison plus éclairée que vous sacrifiez ma raison ; vous sacrifiez la supériorité intellectuelle à la supériorité numérique. Cela est-il bien conforme à la sagesse des nations, dont vous devez particulièrement tenir compte, et qui proclame que les gens d’esprit sont partout en minorité ? Vous-même, vous pensez avec raison que le peuple est dans une perpétuelle enfance : « Le peuple, sous bien des rapports, dites-vous, le peuple au moins tel qu’on l’a fait, ne sort guère de l’enfance, et c’est une des raisons pourquoi la police humaine, en tout ce qui tend à le maintenir dans l’ordre, agit sur lui par la sensation. » Si vous constituez le peuple juge souverain de la vérité (le peuple forme la majorité sans contredit), qui l’éclairera désormais, qui le guérira de ses préjugés ? Ces préjugés, apparemment, ne sont pas ce qui constitue la raison commune, ce à quoi nous devons nous soumettre en dépit d’une répugnance invincible ? Il est vrai qu’il s’agit, dans le passage cité, du peuple tel qu’on l’a fait ; mais si la minorité intelligente façonne ainsi la majorité, que deviennent donc et cette majorité, et la vérité qu’elle garde comme en dépôt et qui dépend de ses appréciations ? Dût M. Lamennais ne pas nous le pardonner, en matière de métaphysique, son opinion prévaudra toujours à nos yeux sur celle de mille ignorans.

Loin de diminuer les difficultés, cette nouvelle exposition de la théorie de M. Lamennais les a donc compliquées. La raison individuelle sacrifiée d’abord sans restriction à la raison commune, et l’indépendance radicale de cette même raison individuelle défendue ensuite avec une fierté digne de Descartes ; la raison commune présentée d’abord sous le nom d’universelle et réduite à n’être plus que la raison générale ; l’autorité de la majorité proclamée sans que l’on puisse savoir s’il s’agit de la majorité de l’espèce humaine, ou d’un nombre d’hommes déterminé, ou d’un nombre quelconque, ou des personnes seules dont nous sommes entourés, ou de celles que leurs études spéciales et la force de leur esprit élèvent au-dessus des autres, n’y a-t-il pas dans tout cela quelque contradiction ou au moins quelque obscurité ? Il est bien loin de notre pensée de chercher dans M. Lamennais des contradictions. Cet esprit exact et lumineux embrasse sans doute aisément toutes les parties du système qu’il a enfanté ; mais pour le lecteur moins accoutumé à cette théorie, une plus grande précision dans les termes et une exposition plus complète auraient pu prévenir bien des embarras et peut-être bien des erreurs.