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REVUE MUSICALE.

force de volonté d’autant plus noble, qu’elle est naturellement exempte de toute préoccupation industrielle et ne relève que de la conscience. Mais aujourd’hui qu’il a passé par les plus grands succès, aujourd’hui que sa renommée a reçu toute consécration, que lui importe la mise en scène d’un ouvrage de plus ? Maître de chapelle du roi de Prusse, il peut attendre, bien certain que les théâtres ne lui manqueront pas, lorsqu’il lui prendra fantaisie de se voir représenter. Dans la position de l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots, on ne reçoit pas de conditions, on impose les siennes, et l’administration de l’Opéra se prépare d’étranges mécomptes, si elle pense que lui, Meyerbeer, l’homme laborieux et ponctuel par excellence, confiera jamais la destinée d’un de ses chefs-d’œuvre à l’intonation équivoque de quelque cantatrice de second ordre.

Mlle Loewe est le plus charmant joyau que l’Allemagne musicale possède, le seul talent qui monte et qui s’élève, aujourd’hui que la Sontag, devenue comtesse, trône à la diète de Francfort, qu’il ne reste à la Ungher que son beau geste et sa physionomie de grande tragédienne, et que la Schroeder-Devrient, usée avant l’âge, succombe à cette nature ardente et passionnée qui était l’ame de son talent et qui l’a dévorée : de sorte que, si nous gardons Sophie Loewe, nous enlevons à l’Allemagne son trésor. N’importe, lorsqu’il s’agit de musique ou de poésie, l’Allemagne a bientôt fait de réparer ses pertes, et pour moi je ne la plaindrais jamais en pareille occasion, car il me semble qu’à l’exemple de ces mines des contes orientaux, elle renferme dans son sein des ressources inépuisables, et qu’il suffit de frapper cette terre du pied pour que les voix mélodieuses en jaillissent. C’est de Berlin que la réputation de Mlle Loewe s’est répandue sur toute l’Allemagne, pour venir ensuite jusqu’à nous. Pendant trois ans, Mlle Loewe a tenu sans partage l’emploi de prima donna sur le premier théâtre de la Prusse ; pendant trois ans, elle a suffi seule à toutes les exigences du répertoire. Nous signalons ce fait, attendu que, pour quiconque saura l’apprécier, il constitue déjà un mérite peu ordinaire. En général, on ne connaît guère en France ce que c’est que le répertoire d’un grand théâtre allemand. Cette habitude que nous avons de définir les genres et de les parquer dans des salles spéciales, outre qu’elle nous entraîne à une dépense excessive de voix et de talens, contribue peut-être plus qu’on ne pense à tenir la musique dans un état de déplorable servitude. En effet, avec ces classifications qui nous viennent du privilége et qui subsistent encore fort vivaces, les chefs-d’œuvre du génie humain ne sauraient ici où s’installer. Prenez le Freyschütz par exemple, quel théâtre lui donnerez-vous à Paris ? Le style sérieux de l’œuvre, son originalité, son importance musicale, proclament tout d’abord qu’elle appartient de droit à l’Académie royale. À merveille, mais l’Académie royale de Musique est un théâtre spécial où l’autorité des règlemens s’oppose à ce que le chant soit jamais interrompu, et Weber a négligé de noter les dialogues ; vous voilà donc dans l’alternative impérieuse de porter le Freyschütz à l’Opéra-Comique, où l’exécution sera nécessaire-