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REVUE MUSICALE.

montent vers le ciel bleu, où le myrte croît silencieux près du laurier sublime :

Die Myrthe still und hoch die Lorbeer steht ;

là-bas où vécurent tous ceux qui ont aimé la voix humaine et chanté pour elle, où les cavatines s’exhalèrent des lèvres de Cimarosa, où le mélancolique Bellini soupira son chant de cygne.

Cependant le roi de Prusse refusait de laisser partir sa cantatrice. En Allemagne, on ne se sépare pas si facilement. Une grande cantatrice, c’est l’amour de tout un peuple, l’honneur d’une résidence, presque un joyau de la couronne. Dans ce pays de mœurs paisibles et domestiques, il existe souvent, entre les souverains et les premiers artistes de leur théâtre, une certaine intimité, respectueuse d’une part, pleine de bienveillance de l’autre, mais avouée, honnête, et qui nous surprendrait peut-être en France, où les nécessités d’une situation presque toujours tendue laissent à peine le temps à nos rois de s’occuper de leur propre maison. En Allemagne, dans les états absolus, la machine du gouvernement fonctionne d’elle-même, et cette impulsion, reçue de longue date, permet aux princes une sorte de dilettantisme intellectuel, qui, la plupart du temps, va de la chose aux personnes. De là sans doute ces longues correspondances que Frédéric entretenait avec Voltaire ; de là cet intérêt si touchant, cette sollicitude presque minutieuse avec laquelle Marie-Amélie et Charles-Auguste ne cessèrent de suivre pas à pas dans la vie chacun de ces hommes dont les écrits devaient illustrer la grande période de Weimar. Étendez les distances, et ces rapports deviennent impossibles. En Allemagne, où le théâtre, comme toutes les administrations, relève immédiatement de la couronne, le souverain sait tout ce qui se passe derrière le rideau, s’informe de son maître de chapelle et de sa cantatrice, et leur rend visite aussi bien qu’aux gens de sa cour, chaque fois qu’il lui en prend la fantaisie. Vous êtes chez une prima donna célèbre ; une personne entre, s’assied, cause de littérature et de musique ; souvent avec beaucoup d’esprit, et vous apprenez, quand elle se retire, que c’est le prince héréditaire du royaume ou le souverain du grand-duché. — Le roi de Prusse, qui ne voulait pas entendre parler du départ de Mlle Loewe, commença par lui faire les propositions les plus gracieuses ; et, comme rien ne pouvait fléchir la belle doña Anna, décidée à courir le monde, Frédéric-Guillaume finit par lui reprocher d’être une mauvaise Allemande, et de n’avoir point de cœur pour son pays, Kein Herz für Vaterland (ne l’a-t-on pas dit de Goethe ?). À cela, Mlle Loewe répondit à peu près par le langage que nous tenions dernièrement à M. Liszt, à savoir que les virtuoses n’ont point de patrie, ou plutôt qu’ils ont l’univers pour patrie, et qu’ils chantent comme les oiseaux du ciel, partout où il y a un rayon de soleil pour essuyer leurs ailes, un brin d’herbe pour cacher leur nid, une ame pour les écouter et les comprendre. Mais le roi n’en voulait pas avoir le démenti, et quand l’ingrate fugitive vint demander ses passeports, on les lui refusa sous prétexte qu’elle est née en Autriche, et qu’il fallait s’adresser à la chancellerie de