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EXPÉDITION DE L’ASTROLABE.

avec son équipage. De pareils évènemens ne sont pas rares sur ces côtes, au milieu de ces tribus farouches, et la baie de Sandal-Wood[1], dans les îles Viti, a déjà vu bien des aventures de ce genre. Celles de la Favorite et du Hunter sont les plus dramatiques. En 1809, la Favorite, capitaine Campbell, était venue couper du bois sur ces îles, dans un moment où une guerre d’extermination en agitait les tribus. Dès les premiers jours de son arrivée, deux officiers de ce navire tombèrent, avec quelques matelots, entre les mains d’un chef vitien, nommé Boullandam, la terreur de l’archipel. Pour sauver leur vie, ils furent obligés de l’accompagner dans une expédition décisive, et il est à croire qu’ils n’échappèrent à la mort qu’à cause du concours qu’ils lui donnèrent. Ce fut une campagne horrible dont ils ont raconté plus tard les détails. Après une bataille acharnée, un grand village fut pris d’assaut, pillé et livré aux flammes. Les femmes, les vieillards, les enfans, s’étaient réfugiés non loin de là dans un enclos qu’entourait une haie de palétuviers. Boullandam les y surprend ; il pénètre dans l’enceinte et abat de sa main la première victime. Ses soldats achèvent l’œuvre, égorgent tout, jusqu’aux nourrissons, et transportent ces cadavres, chauds encore, dans leurs pirogues de guerre. Sur la plate-forme qui couronnait celle du chef vainqueur, on en entassa quarante-deux. Boullandam se montra flatté de cet hommage, et ayant remarqué, parmi ces corps inanimés, celui d’une jeune fille, il la désigna sur-le-champ pour défrayer sa table particulière. Cependant le festin ne devait pas avoir lieu sur la terre ennemie. C’était une fête que les vainqueurs voulaient célébrer dans leurs foyers. La flotte appareilla et regagna la grande île. Des cris de joie accueillirent son retour. On se précipita sur les pirogues, on s’arracha les cadavres pour les dépecer, et ces débris humains demeurèrent pendant deux jours suspendus aux arbres du rivage. Enfin on les apprêta, et deux cents convives prirent part à ce banquet. Comme témoignage de bienveillance à l’égard des Anglais captifs, Boullandam crut devoir leur envoyer quelques morceaux de sa table, qui furent repoussés avec horreur. Le chef vitien ne s’expliquait pas cette répugnance, et il dut prendre une opinion peu favorable du goût des Européens. Néanmoins, voulant se montrer généreux jus-

  1. On appelle ainsi une baie où les bâtimens de commerce viennent couper du bois de sandal pour le transporter en Chine, où l’on en fait des cercueils. La spéculation consiste à obtenir des blocs énormes qui puissent servir à confectionner un cercueil d’une seule pièce. Dans ces conditions, les Chinois opulens attachent au bois de sandal un prix excessif, et achètent leur caisse mortuaire de leur vivant.