Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/742

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
734
REVUE DES DEUX MONDES.

aux bontés de Mme du Deffand avec ame et vivacité. Quand le retour de l’hiver amena une séparation, Julie pleura si chaudement, que Mme du Deffand partit avec le projet de se l’attacher comme demoiselle de compagnie.

Après le départ de son amie, Julie, ne pouvant plus supporter le séjour de Chamrond, abandonna les Vichy et se retira dans un couvent à Lyon, d’où elle se mit en correspondance avec Mme du Deffand. Les négociations durèrent fort long-temps. On voit, par les lettres de cette dame, qu’avant de se décider à faire venir Mlle de Lespinasse, elle demanda conseil à Voltaire, à la duchesse de Luynes et au cardinal de Tencin, alors archevêque de Lyon. La véritable cause de son hésitation est surtout la crainte que Julie n’ait pas encore renoncé au nom et à l’héritage des d’Albon, dont Mme du Deffand est belle-sœur. Lorsqu’il est enfin convenu que la jeune fille viendra retrouver sa protectrice à Paris, celle-ci lui écrit encore :

« Mais, avant de partir, je vous demande en grace de vous bien examiner, et d’abandonner le projet de venir auprès de moi si vous n’avez pas parfaitement oublié qui vous êtes, et si vous n’êtes pas dans la résolution inébranlable de ne jamais penser à changer d’état. Je vous demande pardon de vous parler de choses si peu agréables ; c’est pour n’y plus revenir jamais. »

Elle y revient pourtant encore dans sa dernière lettre, et au milieu des protestations d’amitié on retrouve cette phrase presque menaçante :

« J’espère, ma reine, que je n’aurai jamais à me repentir de ce que je fais pour vous, et que vous ne prendriez point le parti de venir auprès de moi si vous ne vous étiez bien consultée vous-même, et si vous n’étiez pas bien décidée à ne faire jamais aucune tentative. Vous ne savez que trop combien elles seraient inutiles ; mais aujourd’hui, étant auprès de moi, elles deviendraient bien plus funestes pour vous[1]. »

La noblesse d’ame et la délicatesse de Mlle de Lespinasse brillent dans sa conduite en cette circonstance. Elle ne dit rien dans ses réponses des craintes injurieuses de sa bienfaitrice, et monte en voiture pour Paris. La seule vengeance qu’elle ait tirée de la cruauté des d’Albon consiste à les avoir laissés dans l’inquiétude, ayant au fond le dessein de n’user jamais de ses droits contre eux.

  1. Correspondance de Mme du Deffand.