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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/744

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REVUE DES DEUX MONDES.

rait les petits usages de ce qu’on appelle le monde, n’allait volontiers que chez des amis intimes où sa franchise imperturbable et ses inattentions ne choquaient personne. Marmontel dit dans ses mémoires que, de toute la société de Mme Geoffrin, d’Alembert était l’homme le plus gai et le plus animé ; qu’il y avait un attrait particulier à voir cet esprit si solide et si profond faire oublier en lui, par son enjouement, le philosophe et le savant. Quant aux belles qualités de son caractère et à la sensibilité de son cœur, on aura le loisir de les apprécier tout à l’heure.

D’Alembert venait régulièrement chez Mme du Deffand. Il avait alors trente-huit ans. Le président Hénault et M. de Formont étaient, avec lui, le fond de cette société qui devint bientôt plus nombreuse. La franchise du géomètre fit naître le premier nuage qui troubla l’affection de la marquise pour sa demoiselle de compagnie, dont le philosophe vantait les charmes et l’esprit.

Mme du Deffand était jalouse ; elle ne passait déjà qu’avec peine à d’Alembert son amitié pour Mme Geoffrin. Plus d’une fois elle lui reprocha, en plaisantant, de venir autant pour Julie que pour elle, et le géomètre, qui n’y voyait pas malice, disait en riant que c’était la vérité. Au lieu d’employer à son profit la jeunesse et les graces de son amie, la vieille marquise cherchait à écarter Mlle de Lespinasse à l’heure des visites, et ne la montrait que le moins qu’elle pouvait. Lorsque les amis réclamaient contre cette exclusion, c’était toujours d’Alembert qui attachait le grelot.

Un matin le bruit se répandit que d’Alembert était appelé par le roi de Prusse à la direction de l’Académie de Berlin. Ce fut M. Turgot qui l’apprit à Mme du Deffand. Frédéric prenait le meilleur moyen pour éviter un refus ; il offrait des appointemens considérables, sa table et l’appartement dans le palais de Potsdam. La nouvelle produisit des effets bien différens sur la marquise et sur Mlle de Lespinasse. La première songea plus au tort que d’Alembert avait eu de lui cacher ce coup de fortune qu’au chagrin de perdre son ami ; l’autre, au contraire, se mit à fondre en larmes, tout en répétant que c’était fort heureux et qu’elle se réjouissait de ce grand évènement. On envoya aussitôt un laquais avec une lettre chez le philosophe. D’Alembert habitait, dans la rue Michel-le-Comte, un petit logis fort sombre, chez la vitrière qui l’avait nourri. On le trouva, le crayon blanc à la main, dessinant des courbes sur un tableau, et absorbé comme Archimède.

— Mon ami, dit-il au domestique, répondez à ces dames que je ne