Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/746

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
738
REVUE DES DEUX MONDES.

ment que ses amis étaient émus, que le plaisir et l’admiration leur ôtaient la voix et qu’ils demeuraient en silence. La marquise lui tendit la main. Le président Hénault le pressa dans ses bras.

— Et vous, mademoiselle, dit le philosophe à Julie, est-ce que vous ne m’embrasserez pas aussi pendant que nous voilà en train ?

Mlle de Lespinasse lui sauta au cou, et l’embrassa de tout son cœur.

— À présent, s’écria d’Alembert, n’y pensons plus et amusons-nous.

En retournant le soir chez sa vitrière, le grand géomètre s’avouait tout bas qu’un nouveau motif plus puissant que les autres le fixait à Paris, et que le baiser de Mlle de Lespinasse avait troublé cette sagesse si inébranlable. De son côté, Julie sentit l’amour s’emparer d’elle avec une impétuosité qu’elle eût en vain essayé de combattre.

Le désintéressement de d’Alembert eut bientôt une occasion plus belle encore de se montrer. L’impératrice Catherine lui fit l’offre énorme de cent mille livres de rente, s’il voulait se charger de l’éducation du grand-duc de Russie. Le refus du philosophe fut aussi respectueux et aussi net cette fois que la première ; d’Alembert resta dans son Encyclopédie et son modeste logis de la rue Michel-le-Comte. Cette affaire eut un grand retentissement à Paris. La générosité des souverains du Nord fit tort à l’animosité puérile du ministère français, qui se laissa prier pendant trois mois par l’Académie des Sciences pour accorder à d’Alembert la pension de 1,200 livres à laquelle il avait droit en succédant au mathématicien Clairault. On en parla plus en public que chez Mme du Deffand, car les éloges embarrassaient d’Alembert, et ses amis les épargnaient à sa modestie comme un supplice ; mais les yeux de Julie disaient assez quelle récompense et quelle couronne elle lui décernait au fond de son cœur.

La marquise du Deffand, après avoir passé la nuit à écouter des lectures, dormait habituellement jusqu’à six heures du soir. Mlle de Lespinasse se levait à cinq heures. Un jour que d’Alembert et le président Hénault arrivèrent avant que la marquise fût habillée, on les conduisit à la chambre de Julie. Ils donnèrent le mot aux autres amis, et bientôt tout le monde vint à cinq heures, afin de causer librement avec Mlle de Lespinasse. Ces conversations à la dérobée avaient l’attrait piquant du fruit défendu ; aussi le secret en était-il bien gardé. Cependant, comme il est de rigueur qu’une demoiselle de compagnie ait pour ennemis les domestiques, Devreux, la femme de chambre, dénonça Julie à la marquise. Celle-ci jeta feux et flammes et cria partout à la trahison. Depuis ce jour, les relations de Julie et de Mme du Deffand ne furent plus qu’une succession de reproches et