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du mal que me causent vos passions. Votre compagnie m’est devenue si nécessaire, que je mourrais bientôt de tristesse et d’ennui si vous m’abandonniez. Vivons ensemble amicalement, et donnez-moi de votre cœur la part que vous pourrez.

Les relations de d’Alembert et de Mlle de Lespinasse furent changées sans qu’il y parût aux yeux du public, qu’il était inutile de mettre dans la confidence.

— La géométrie est ma femme, écrivait d’Alembert, et je n’ai plus qu’à me remettre dans ce triste ménage.

Les amours avec le jeune marquis allèrent si grand train, que le monde les devina. Les visiteurs n’en continuèrent pas moins à venir, car on est indulgent pour les personnes qui plaisent et amusent. Si l’ennui eût habité le salon de Julie, on lui eût jeté la pierre, et sa conduite eût fourni matière à cent calomnies, tandis qu’on ne parla guère de sa nouvelle liaison.

M. de Mora était amoureux à en perdre la tête ; il ne quittait pas sa maîtresse, ou, lorsqu’il s’éloignait, des messagers allaient et venaient sans cesse de l’hôtel d’Espagne à la maison de Mlle de Lespinasse, portant des billets et rapportant des réponses. Dans un voyage que le marquis fit à Fontainebleau en 1771, il envoya vingt-deux lettres pendant une absence de dix jours, les unes par la poste et les autres par des courriers.

Cependant le duc de Fuentes s’effraya des progrès que l’amour faisait dans le cœur de son fils. Ce n’était pas une de ces intrigues galantes qui ne tirent point à conséquence et n’arrêtent pas l’ambition ni l’avenir d’un jeune homme. Pour M. de Mora, il n’existait d’autre univers que sa maîtresse. Il avait à peine vingt-cinq ans, elle en avait plus de trente-cinq, et pourtant on craignait qu’il ne voulût l’épouser. L’ambassadeur fit part au roi son maître de ses inquiétudes. Un ordre de rappel arriva de Madrid. Il n’y eut jamais de désespoir pareil à celui de nos amans à cette nouvelle ; mais il fallut bien se séparer. M. de Mora partit avec le dessein d’obtenir du roi la permission de revenir bientôt à Paris. On s’écrivit tous les jours pendant dix-huit mois de suite. Julie tomba dans une mélancolie profonde, et le chagrin menaçait de l’emporter, car elle était de ces femmes qui ne cherchent pas à résister à la ruine de leur corps, lorsque c’est l’ame qui les tue. Son humeur se ressentit un peu de son chagrin. Elle était encore aimable pour les visiteurs qui lui apportaient des distractions ; mais d’Alembert eut souvent à souffrir de ses accès d’amertume et d’impatience. « Le malheureux ! dit Mar-