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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

montel dans ses mémoires, tels étaient pour Mlle de Lespinasse son dévouement et son obéissance, qu’en l’absence de M. de Mora c’était lui qui, dès le matin, allait quérir ses lettres à la poste, afin qu’elle les eût à son réveil ! »

Sans doute les lettres que Julie écrivait à son amant versaient dans le cœur du jeune Mora des poisons aussi violens que ceux dont elle s’abreuvait, car le marquis ne tarda pas à tomber malade de langueur ; sa poitrine fut attaquée. Le célèbre Lorry, qui lui avait donné des soins pendant son séjour en France, fut consulté par M. de Fuentes. Lorry était l’ami intime de d’Alembert, et ce fut encore à la prière du pauvre philosophe que ce médecin ordonna au malade le séjour de Paris. On apprit enfin que M. de Mora reviendrait bientôt, et comme l’humeur de Julie reprit sa douceur accoutumée, d’Alembert s’en réjouissait avec elle ; mais de nouveaux obstacles vinrent retarder le bonheur de nos amans. Le jeune marquis fit une maladie aiguë qui rendit le voyage impossible. Tant de secousses diverses brisèrent l’ame de Julie au point qu’on craignit aussi pour elle. D’Alembert mettait tout en œuvre pour l’amuser et la distraire. C’est dans ce but qu’il lui proposa un jour de la mener à un dîner littéraire qui se faisait au Moulin-Joli, près des barrières de Paris ; elle s’y laissa conduire, et cette partie de campagne est un des plus étranges et des plus remarquables incidens à consigner dans les annales de l’infidélité.

On était alors au mois de septembre de l’année 1772. Parmi les convives figurait le comte de Guibert, jeune homme vain, ambitieux, avide de toute espèce de célébrité ; il venait d’occuper le public par son Essai sur la tactique militaire, dont le gouvernement avait ordonné la suppression. Guibert était colonel du régiment de Corse, et comme il ne visait à rien moins qu’à être à la fois un César et un Corneille, il avait fait une tragédie du Connétable de Bourbon, où l’on trouvait quelques scènes hardies en vers très incorrects. Mlle de Lespinasse connaissait cet ouvrage et s’en était déjà engouée. La conversation et la personne de l’auteur lui plurent à la première vue. Elle fit du jeune officier un homme de génie, un héros persécuté. Guibert était à la veille de fuir en Allemagne, dans la crainte d’une lettre de cachet. Ses discours tendaient encore à exagérer les dangers de sa position ; c’était un prestige dont il sentait les avantages aux yeux des femmes. Il montra une gaieté que l’attente d’un emprisonnement rendait plus originale. En un mot, il tourna la cervelle à Mlle de Lespinasse en quelques heures. Il est à remarquer que, selon toute